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À part cet enthousiasme, fort naturel chez le jeune hégélien, la description qu’il donne des bizarreries confuses du saint-simonisme est parfaitement acceptable. Qu’il le signale comme la première phase, la phase religieuse de la nouvelle société, qu’il y voie le chaos lumineux d’où sortiront des mondes, je ne discuterai pas cette emphatique admiration, pourvu qu’il me permette de répéter avec lui ces paroles dont la justesse me frappe « Le saint-simonisme est comme une boîte pleine de semences ; la boîte a été ouverte, son contenu s’est envolé on ne sait où, mais chaque grain a trouvé son sillon, et on les a vus sortir de terre l’un après l’autre. Ce fut, en premier lieu, le socialisme démocratique, puis le socialisme sensuel, puis le communisme, puis Proudhon lui-même. » Du reste, selon le jeune hégélien, la mission du saint-simonisme était de verser ainsi sa boîte de semences, et de rester là les mains vides. C’est ce qui rend sa destinée à la fois si émouvante et si comique ; on ne peut l’étudier sans être pénétré de respect et sans être pris d’un rire inextinguible. De là cette plaisante conclusion qui ne manque pas d’une certaine exactitude : « Le saint-simonisme est une pièce de théâtre, pleine tout ensemble d’émotions et de bouffonneries. L’auteur quitta ce monde avant qu’on eût joué son œuvre ; le régisseur mourut pendant la représentation ; alors les acteurs jetèrent là leurs costumes, reprirent leurs habits de ville et s’en allèrent chacun chez soi. »

Ces acteurs qui, sans se soucier du parterre ébahi, ont laissé la pièce interrompue, M. Charles Grün va les suivre sous leurs habits de ville, et, avant de juger les différentes sectes socialistes constituées en France depuis une dizaine d’années, il consacre un curieux chapitre aux principaux écrivains issus de la tentative saint-simonienne. C’est M. Pierre Leroux qui fera particulièrement les frais de cette critique fantasque. Il y a d’excellentes choses et des absurdités sans nombre chez M. Pierre Leroux, dit le jeune hégélien. Dans une appréciation de la marche philosophique de la révolution française, M. Pierre Leroux a prétendu que la constituante était le triomphe des idées voltairiennes et le 9 thermidor la défaite des idées de Rousseau ; cette défaite était inévitable, ajoute-t-il, parce que l’élève de Rousseau, si admirable qu’il fût par sa pureté morale et sa croyance en l’être suprême, avait voulu imposer sa foi au moyen de la guillotine. M. Grün n’accepte qu’une partie de ce jugement ; Robespierre n’est pas tombé pour avoir imposé sa foi, mais seulement pour s’être occupé de religion. Voilà qui est net ; les athées allemands ont le mérite de la franchise. Voltaire et Rousseau, continue M. Grün, forment deux antithèses dont il faut trouver la synthèse, c’est-à-dire, en renonçant au langage de l’école, deux termes opposés qu’il faut unir dans un terme supérieur. Si Robespierre eût pris à Rousseau la vigueur morale de ses doctrines et à Voltaire sa