Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/254

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à mon esprit, et je sentis qu’il fallait rassembler tout mon courage pour ne pas succomber au désespoir, pour me conserver à mes chères sœurs. Je priai Dieu pour nous tous ; mais mes idées n’avaient aucune clarté, un froid d’horreur les arrêtait ; je ne pouvais proférer aucune plainte, car la douleur entrait en moi comme un liquide entre dans un vase…

« … Lorsque nous vînmes habiter cette maison (à Venise), il avait éprouvé déjà une espèce de crise qui m’effraya beaucoup : c’était en été ; la chaleur lui avait causé une inquiétude et un malaise qui lui firent croire qu’il était atteint d’une maladie très grave. Un matin, il arrive à l’atelier où je travaillais, se jette sur une chaise, et, poussant un grand soupir, s’écrie : « Mon cher Aurèle, c’est fini de moi ; dans quelques jours, je serai mort ! » Je faillis tomber à la renverse. Cependant, comme je ne vis pas immédiatement des signes sensibles du mal qu’il disait éprouver, je m’efforçai de le rassurer. Il m’affirma alors avoir entendu dire qu’il existait des maladies venant tout à coup, et qu’il était certain d’en avoir une de cette sorte. Nous courons à la maison ; on fait appeler un médecin, qui, après avoir visité et questionné mon frère, déclara qu’il n’y avait pas apparence de maladie. Léopold fut le premier à rire de sa terreur. Il se remit, et bientôt les distractions que nous trouvâmes dans cette maison lui rendirent de la gaieté et son énergie. Nulle part ailleurs il ne se serait trouvé mieux qu’ici, entouré comme il l’était d’amis, de son frère, de trois dames remplies d’obligeance pour lui et qui prévenaient tous ses désirs. Que lui manquait-il ? Y a-t-il de la faute de quelqu’un ?… »

Nous n’ajouterons rien à ce triste récit. On connaît maintenant toutes les circonstances qui ont rempli les dernières heures de Robert ; mais par quelle suite de tourmens, par quel enchaînement de causes intimes et douloureuses était-il arrivé à cette agonie ? Comment a-t-il succombé dans ce duel terrible entre son mal et sa raison ? C’est ce que nous aurons à chercher en terminant cette étude. À travers tous les récits contradictoires répandus sur la mort de Léopold, les conjectures se sont égarées dans des détails de désespoir et d’amour. Un nom glorieux et historique a été mêlé à ce drame sanglant. Le respect a dû contenir les confidences publiques, tant que la femme, cause innocente de la fin de Robert, était encore vivante. Aujourd’hui que la tombe s’est refermée sur elle et sur lui, l’histoire a repris tous ses droits. Nous lèverons donc un coin du voile, sans néanmoins nous croire affranchi du devoir d’interroger avec ménagement ces funèbres souvenirs.


Feuillet de Conches.
(La dernière partie au prochain no .)