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fonds de tableaux ne manquent pas ; ce qui manque, ce sont les costumes ; ils n’ont rien de beau ni de riche. Tout est trop mêlé. »

Il entama donc son sujet avec défiance. Ce fut d’abord le Carnaval, et il en fit un crayon qu’il envoya à M. Marcotte. Puis, il se mit à l’œuvre sur la toile ; mais il reconnut bientôt qu’on ne peut espérer de saisir et de rendre le caractère pittoresque d’un pays en y arrivant. Il faut voir et revoir la même chose pour en tirer parti. Venise ne lui ayant rien fourni d’assez caractéristique en fait d’habitans, il fit avec M. Joyant des excursions dans les environs, à la recherche de modèles ; et, frappé de l’allure pittoresque des pauvres navigateurs de Chioggia et Palestrina, il alla se fixer pendant quelques semaines au milieu d’eux, et leur donna les honneurs de sa composition. A défaut d’un bon croquis, lequel, à coup sûr, vaudrait mieux que la meilleure description du monde, voici quelques mots de description que Robert a donnés d’un tableau détruit par lui presque aussitôt que commencé

« J’ai fait une de mes figures de premier plan. C’est un jeune homme dans le costume de pêcheur. J’en suis assez content, et j’ai vu par elle que je ne devais pas tant chercher à intéresser par une variété d’individus que par le choix d’un caractère simple, vrai et fort en même temps. Les courses répétées que j’ai faites dans les environs m’ont donné une inspiration heureuse, je crois, et, depuis que je me suis décidé à transporter ma scène et à y faire des changemens, je n’ai plus de ces momens d’angoisse si pénibles où je sentais que je sacrifiais la vérité à un arrangement qui eût pu déplaire et m’attirer beaucoup de critiques. A présent, je suis certain d’être toujours dans les bornes d’une imagination qui veut rendre la nature avant tout, en cherchant à en faire un choix et à l’ennoblir.

« Je n’ai pas besoin de charlatanisme pour intéresser. Mes personnages sont des pêcheurs mon fond représente les lagunes avec la ville de Chioggia au dernier plan, et ces fameux murazzi qui se prolongent jusqu’au port et séparent la mer des lagunes où l’on peut aller par tous les temps, depuis que ce travail magnifique est fait[1]. Je me suis placé à Palestrina, où le costume des femmes conserve une originalité pittoresque. Le milieu de mon tableau n’est plus occupé seulement

  1. Les muracci ou muraglioni, en dialecte vénitien murazzi, sont d’énormes digues de plus de quinze milles vénitiens, construites en pierres de taille et en rochers, éperonnées de brise-lames pour rompre le flot de l’Adriatique et protéger Venise. C’est un superbe et imposant ouvrage d’une solidité admirable, digne des anciens Romains. Rien de moins rare, pour le dire en passant, que la grandeur dans les œuvres des Italiens modernes, tout déchus qu’ils sont. A Rome, par exemple, où le gouvernement est si pauvre, on rebâtit sur une immense échelle la basilique de Saint-Paul hors les murs, brûlée en 1823. Il y a peu de temps encore, par un magnifique travail, on a percé, à Tivoli, le mont Catulle pour détourner le Teverone (l’ancien Anio) et ses cascades si célèbres, qui menaçaient d’emporter quelque jour la ville, surtout le temple de Vesta.