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Trois ans plus tard, revenant, à propos d’Ingres, sur les maîtres vénitiens, Léopold s’exprimait ainsi dans une lettre à M. Marcotte

« … On me parlait hier du tableau d’Ingres, et on m’a beaucoup étonné en me disant qu’il était si peu avancé. On craint aussi que la couleur n’en soit jamais une des qualités principales ; mais, à cet égard, je crois que les peintres peuvent avoir de grands mérites, sans les avoir tous. Lui n’est pas coloriste ; il n’a montré cette qualité que dans le tableau que vous avez de lui, la Chapelle Sixtine, qui est vraiment étonnant sous ce rapport comme sous tant d’autres. Mais, dans les grands tableaux, il a une manière de procéder provenant d’une première école qui n’était pas bonne pour rendre coloriste ; il a ensuite la sévérité de son dessin, ce caractère fort et ferme qui l’a toujours empêché de prendre le laisser-aller qui fait trouver de beaux tons. Les Vénitiens en ont abusé, car ils ont tout sacrifié à un mérite qui, en somme, est secondaire. Aussi leurs tableaux ne peuvent-ils soutenir un examen sévère, parce qu’il n’y a aucune profondeur. Tous ces tableaux de Tintoret, des Palma, de Bassan, et même un grand nombre de Paul Véronèse, sont beaucoup trop forts en décoration. A cet égard, je n’aime pas l’école vénitienne de cette époque. Leurs prédécesseurs étaient bien plus remarquables : les Bellini, les Giorgion, Pordenone et Titien ont plus de retenue, et leurs ouvrages sont exécutés plus en conscience. Les immenses pages que l’on voit dans le palais du doge et dans une partie des églises me sont en antipathie ; il me semble toujours que c’est de la peinture faite à l’aune. Mais c’en est assez sur ce sujet, qui n’est pas celui que je préfère. »

Et de fait, il était fort difficile de lui faire parler peinture autrement que par lettres. Ce mot qui fit fortune au XVIIIe siècle, et qui peignait si bien l’état des esprits à cette époque : « C’est aux musiciens à faire de la musique, et aux philosophes à en parler, » il l’appliquait plaisamment à la peinture. Il me disait un jour : « Toutes ces délibérations sur les arts me répugnent ; j’aime mieux cent fois un conte de Perrault. »

« … Quant à la politique, dit ailleurs Léopold, il paraît qu’on vit ici dans une ignorance complète de ce qui se passe. Pourtant j’ai aperçu la Gazette de France. Le port franc n’est pas franc du tout, puisque la franchise ne s’applique qu’aux denrées coloniales, aux draps, etc. ; mais que tout ce qui est le plus nécessaire à la vie paie des droits fort considérables, blés de toute espèce, comestibles, vins, tabacs et mille autres choses. Du reste, on est fort tranquille, et, quoi qu’on en dise ailleurs, le gouvernement est doux, ce qui se voit à merveille par la gaieté du peuple. Je vous avoue que je sens ici l’avantage des gouvernemens qui tiennent en respect les masses sans les tyranniser. Cet ordre de choses est préférable à cette liberté qui n’excite que les passions remuantes et