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LE DOCTEUR, fredonnant à demi-voix.

Tra deri dera, tra la la.

JULIETTE.

Eh bien ! il ne se gêne pas non plus, votre ami.

M. DE MARSAN.

Vous avez fait atteler, je crois ?

JULIETTE.

Comment ! vous savez cela ? Je vois que rien ne vous échappe. Eh bien ! oui, — puisqu’il n’y a moyen de rien cacher à votre obligeante surveillance, — oui, j’ai fait atteler. Si vous l’exigez, au reste, je ne sortirai pas. Vous êtes le souverain maître. Dites un mot, et j’ôte mon chapeau.

M. DE MARSAN.

Pas du tout. Vous faites bien de sortir, si cela vous amuse.

JULIETTE.

Ce n’est pas que cela m’amuse. En vérité, vous feriez croire que je m’amuse d’un rien, d’une bagatelle, d’une visite ou d’une emplette. Si je sors, c’est qu’il y a nécessité que je sorte. Je sais bien que les hommes seuls peuvent se permettre d’avoir des affaires sérieuses ; mais enfin, moi, j’en ai, — j’en ai, à moins toutefois que vous ne commandiez de n’en pas avoir.

M. DE MARSAN.

Pas le moins du monde.

JULIETTE.

J’en suis surprise, car vous devenez d’un fantasque !

M. DE MARSAN.

Fantasque, moi ?

JULIETTE.

A moins que ce ne soit moi ?

M. DE MARSAN.

Ce n’est pas vous, assurément ; mais je ne puis m’empêcher de croire, parfois, que vous vous ennuyez.

JULIETTE, éclatant de rire.

Que je m’ennuie est charmant ! Entendez-vous, docteur ? Dites-lui donc un peu que je suis la plus heureuse femme qu’il y ait.

LE DOCTEUR

Je vous regarde au contraire, madame, comme la plus illustre infortunée des temps modernes ; le lépreux de la cité d’Aoste a trouvé son pendant féminin. Job est dépassé. Souffrez que je continue. (Il se remet à écrire.)

Juliette, haussant les épaules.

Avouez une chose, messieurs, avouez que vous ne croyez pas à la douleur, à moins que vous ne la lisiez sur les lèvres saignantes d’une plaie ; avouez que vous ne concevez de souffrance réelle que celle de la faim.

LE DOCTEUR, sans se déranger.

Pour moi, je l’avoue.

M. DE MARSAN.

Il est certain, ma chère, que le temps doit vous paraître un peu long depuis