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intelligences supérieures le sentent bien ; il n’y a que les médiocrités envieuses qui veuillent camper à part. M. Molé rentre dans la carrière où son pays le rappelle avec la sérénité d’un grand esprit et d’une conscience intrépide.

Avons-nous donc tant à nous plaindre du suffrage universel, puisqu’il fournit à nos principes de si sages défenseurs ? Nous regardons moins, quant à nous, aux résultats toujours variables qu’au procédé même par lequel on les obtient. Nous constatons la décroissance progressive du nombre des votans ; nous avons le chagrin de voir qu’il est des cantons où le cens à deux cents francs aura donné plus d’électeurs que la jouissance illimitée du droit de suffrage. Nous nous demandons dans notre inquiétude s’il est possible de tirer bon parti d’un corps politique dont on a démesurément élargi la base, sans pour ainsi dire en sonder les reins. Évidemment les reins fléchissent. Le paysan ne se souciera pas de long-temps d’aller perdre sa journée de travail et faire huit ou dix lieues pour jeter, dans une boîte qu’on n’ouvre pas devant lui, une liste de noms qu’il ne connaît pas, et que souvent encore il ne sait pas lire. Le moyen terme adopté hier par l’assemblée, pour réduire et modifier au besoin la circonscription électorale du canton, ne remédie en rien aux inconvéniens du scrutin de liste qu’on a voulu garder dans la constitution. L’introduction du scrutin de liste annule radicalement, pour un avenir plus ou moins long, la légitime influence des populations agricoles ; c’est au contraire une arme redoutable aux mains des minorités obéissantes que les factions sont toujours à même de former dans l’ombre des grandes villes. Il n’y a que l’influence électrique d’un prestige quelconque, raisonnable ou non, qui puisse contrebalancer, en faveur des campagnes, l’ascendant de la propagande urbaine. L’aveugle prestige d’un souvenir, d’un souvenir de discipline et d’autorité, par ce temps d’universelle indiscipline, c’est en partie du moins le secret de la quadruple élection de M. Louis Bonaparte. L’entrée très convenable que M. Louis Bonaparte a faite enfin dans l’assemblée nous impose le devoir de ne point parler de lui autrement que nous parlerions de tout autre ; ce n’est qu’un représentant de plus, et notre critique ne s’arroge pas plus de droit sur celui-là que sur aucun de ses collègues : nous ne croyons pas qu’il soit de bon goût de le maltraiter autant que le font ceux qui ont peur de lui. Aujourd’hui donc la fascination de la gloire, demain celle du fanatisme ou de la peur, voilà les charmes irrésistibles auxquels cèdent les masses, lorsqu’on délègue aux masses l’arbitrage sans appel de leurs propres destinés.

À Paris, le vice du système a percé par un côté tout différent. Il s’est rencontré sous la baguette d’obscurs magiciens 60,000 voix bien et dûment enrégimentées pour porter dans l’assemblée des représentans du peuple français une manière d’artiste à grande barbe et à chapeau pointu, plus un débonnaire apôtre qui transporte ses disciples aux déserts d’Amérique, sauf à les suivre lui-même quand il n’avisera pour lui rien de mieux, plus enfin l’intraitable conspirateur qui menait à l’assaut les bandes du 15 mai. Celui-là est arrivé ; il est aujourd’hui membre de l’assemblée nationale dont il a violé la majesté ; les deux autres venaient derrière à petite distance : laissez passer la justice du peuple ! Des candidats que nous désirions, un seul, M. Fould, a gagné les devans. M. Louis Bonaparte, porté le premier par 110,000 voix, a prélevé son contingent sur toutes les listes, ne craignons pas de l’avouer, sur la liste du petit bourgeois et du boutiquier pour le moins autant que sur celle de l’ouvrier. L’opinion