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mais bien différent quant à son esprit. Les émigrés ramenés en France par le flot de l’invasion caressaient l’idée de reconstruire artificiellement le passé. Des conférences s’établirent entre les chefs du parti et les principaux représentans de l’aristocratie anglaise qui se trouvaient alors à Paris. Ceux-ci, sachant, par leur propre expérience, que l’agriculture est la base de la puissance politique, que l’herbe et le bétail sont les élémens de la richesse agricole, donnèrent l’idée d’un plan dont la rédaction fut confiée à M. Daru, et qui fut approuvé par l’abbé de Montesquiou, alors ministre de l’intérieur. « Ce plan, dit M. Rubichon, à qui j’emprunte ce fait curieux, consistait à organiser dans chacune des 37,000 communes de la France une ferme de 100 hectares d’un seul tenant, ou du moins aussi agglomérée que possible, exclusivement destinée à l’éducation des bestiaux. Les propriétaires de ces fermes devaient former un corps et avoir le droit d’émettre un papier-monnaie sous leur responsabilité. Il était possible à quiconque possédait 100 hectares de terre de se joindre à ce corps et de participer à ses privilèges, à la charge de cultiver sur le plan de la société, afin de donner sécurité des capitaux qu’elle accordait. »

Comme spéculation agricole, le résultat eût été infaillible ; mais, entreprendre la recomposition d’une aristocratie territoriale, c’eût été jeter à l’opinion publique un défi trop audacieux. Ce projet fut ajourné, c’est-à-dire annulé, car tout projet économique qui n’est pas réalisé dans le feu de la première conception, et avec cet ensemble de détails pratiques dont l’auteur a l’instinct, sans pouvoir les spécifier, avorte presque toujours. L’établissement des prairies communales par le défrichement des biens communaux, ou même par des terres achetées à frais communs, procurerait à la démocratie cette base large et solide que chercha vainement la monarchie restaurée. Ce que le règne du privilège n’a pas osé faire, la république aurait le droit et le devoir de l’entreprendre, puisqu’elle travaillerait dans l’intérêt général des citoyens.

J’ai dit que l’agriculture, c’est-à-dire la fabrication des alimens, n’existe que par exception à l’état d’industrie rationnelle. La déperdition des forces est énorme, inimaginable. On ne s’en fait encore qu’une faible idée en analysant, comme je l’ai essayé précédemment, les diverses manières dont le travail agricole se distribue et s’exécute chez nous. Bien que la lutte entre le capital et la main-d’œuvre ne soit pas flagrante dans les campagnes comme dans les ateliers des villes, elle y existe de plus ancienne date à l’état d’animosité sournoise. Si elle n’attaque pas systématiquement la société dans ses bases, elle l’affaiblit d’une manière indirecte, en neutralisant les admirables ressources de notre territoire, en préparant cette pénurie qui agace les populations et provoque les tentatives révolutionnaires.