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sympathie qui existe entre intelligences d’élite. Sans anticiper sur le travail de M. Mignet, que nous attendons avec impatience, la Revue, qui s’est honorée long-temps de compter M. Rossi comme collaborateur, se doit à elle-même de payer ici solennellement un tribut de regrets à sa mémoire. Ce n’est point seulement le souvenir de travaux communs qui nous unissait à M. Rossi, la communauté d’opinions formait un lien plus étroit encore. Son nom restera, en effet, comme l’un des titres de gloire de ce grand parti constitutionnel modéré, également ennemi de tous les excès, également dévoué à toutes les idées hautes et saines, dont le passage n’a pas été sans gloire en Europe, et dont les débris luttent encore avec énergie contre les invasions du torrent démagogique. Exilé volontaire en 1815 pour la cause de la liberté, M. Rossi est mort en 1848 martyr volontaire de la cause de l’ordre. Il quitta sa patrie, dans des jours de réaction absolutiste, pour se soustraire au joug d’une domination ecclésiastique routinière et humiliante. Il est revenu mourir au pied du dôme de Saint-Pierre, pour défendre l’indépendance spirituelle de l’église menacée dans le pouvoir et dans la personne de son chef. A son début et à sa fin, cette forte vie a fait face aux deux excès opposés, et résume encore d’une manière frappante les deux termes de nos opinions.

Et ce qui frappe chez M. Rossi, sous quelque point de vue qu’on l’envisage, écrivain, professeur, pair de France, ambassadeur ou premier ministre, il ne s’est jamais démenti. La fortune a fait de sa destinée la plus bizarre peut-être de nos temps de révolution. En la transplantant pour ainsi dire sur tant de sols différens et l’en déracinant tour à tour, elle n’est pas parvenue à lui enlever l’unité qui tient à la constance du caractère et à la fixité des opinions. Ceux qui l’ont connu dans la politique le retrouvent tout entier en ses ouvrages. Dans son traité de droit pénal, dans son cours d’économie politique, c’est la même rigueur de principes, c’est la même mesure habile dans l’application. Une démonstration profonde de l’origine philosophique du droit de punir dans les sociétés élève le premier de ces deux ouvrages au-dessus de ce scepticisme moral et de cette philanthropie un peu molle qui déparent trop souvent les plus beaux ouvrages de législation du siècle dernier. L’autorité des lois pénales nécessaires à la vie des peuples ressort de sa discussion, aussi intacte, aussi puissante, aussi acérée, pour ainsi dire, que des théories de la rude école de MM. de Maistre et de Bonald ; mais tout ce que l’humanité des temps modernes a pu suggérer de précautions pour protéger l’innocence ou excuser la passion y est admis, développé avec complaisance, présenté souvent avec une heureuse hardiesse d’innovation. Une telle lecture, trop peu répandue dans nos écoles de droit, enseignerait souvent utilement à nos jeunes magistrats à fortifier leurs principes, en modérant quelquefois leur pratique. Les leçons du Collège de France seraient plus de mise encore aujourd’hui. Quelle lumière ne jette pas en effet sur tous les débats dont nous sommes témoins la distinction profonde et nouvelle, dont M. Rossi fut l’inventeur, entre la science et l’art dans l’économie politique ! La science, suivant lui, observe, décrit les faits, trace les lois de la richesse telles qu’elles sortent de la nature des choses et du simple jeu de la liberté humaine ; l’art peut enseigner aux gouvernemens à modifier ces faits, à substituer, s’ils s’en reconnaissent le droit et le pouvoir, leurs lois à celles de la nature. L’art peut corriger la science ; mais la science est nécessaire à l’art. Grace à cette distinction fondamentale, dégagée dans sa marche, l’économie politique peut s’avancer