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bien ou mal, peu importe ; qu’elles aient un sens ou n’en aient pas, encore moins ; tout est dit, pourvu qu’elles brillent. Enfantines ou absurdes, ces verroteries chatoient à l’œil et jouent agréablement au soleil.

Parmi ces romans, les premiers qu’il ait publiés sont assez sobres de caricatures ; dans les derniers, surtout dans Lorrequer, les contours deviennent grossiers, les traits brutaux, les contorsions fréquentes. C’est le propre des talens inférieurs de s’épuiser en marchant ; il n’y a pas de signe de force plus certain que le développement du talent dans la maturité ou la vieillesse. N’oublions pas que M. Lever a voulu décrire Paris, et cela de la façon la plus burlesque. Les Anglais se moquent si souvent de nos peintures de Londres et des tableaux de fantaisie où nous croyons retrouver la vie anglaise, qu’ils devraient bien ne pas se permettre de semblables fautes. Le « salon des étrangers, » où l’on se jette les cartes à la tête, et où M. de Villèle, M. de Talleyrand et M. de Balzac se battent à coups de chaise et de fauteuil, est d’une absurdité qui ferait rire les vivans et réveillerait les morts. Le français de M. Lever n’est pas plus exact que sa description de Paris. « Comment elle est belle !… » signifie tout simplement : « Qu’elle est belle ! » Dans les salons et les boudoirs parisiens, tels que M. Lever les dépeint, on se bat, on se grise, on se vautre comme dans un row de Tipperary.

Le Sire de Gwynne échappe à la vulgarité de Lorrequer et nous introduit dans les coulisses de la politique et de la vie élégante à Dublin. Lord Castlereagh s’y montre de profil ; les séances du parlement irlandais y sont reproduites avec assez de mouvement et de verve. Néanmoins cette superficie artificielle et ce vernis factice de la pauvre Irlande laisse le lecteur assez froid ; on ne s’intéresse guère à ces beaux messieurs qui se ruinent au jeu, à leurs paris et à leurs courses ; on pense toujours aux misérables cabanes de Tipperary et de Connaught et aux pauvres gens qui les habitent.

Le meilleur de ces romans est l’O’Donoghue, qui rappelle à quelques égards le Mauprat de George Sand. La vie sauvage d’une vieille race gaélique enterrée dans un château féodal au bord de la mer, ses passions véhémentes et son incurable étourderie, sa généreuse pauvreté, sa déraison profonde et pathétique, l’accord de ces caractères avec les paysages mélancoliques de la contrée et le bruissement éternel des flots de l’Océan, composent un ensemble grandiose. L’artiste n’a pas la main assez ferme ; son pinceau vacille ou se trompe de touche ; mais le modèle a de la beauté et se distingue par une singularité tragique et touchante. C’est dans ce livre que l’on peut étudier surtout la situation morale de cette race déplacée et dépareillée, que sa position géographique et son génie propre mettent sans cesse à deux doigts de sa perte. Les balles de pistolet sifflent, les maisons brûlent, les paysans se tuent et se mutilent. Aucun bien-être ; l’héroïsme partout, le bon sens nulle part. Le drame déborde, et cependant la vie n’est pas sérieuse ;