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temps-là, visiter la famille, fut frappé de l’expression et de la vivacité de regard du dessinateur précoce, et lui prédit de hautes destinées.

Cette vie passée à l’air libre de la campagne et au foyer du pauvre, dans l’étude et en quelque sorte dans l’intimité de toutes les harmonies rustiques, fit bientôt place à une initiation plus sévère. Léopold entra dans un pensionnat à Porrentruy, alors chef-lieu de sous-préfecture du département du Haut-Rhin, et là, chose curieuse, il oublia le dessin. Les idées complexes n’allaient point à cet esprit déjà tout d’une pièce. On le vit même prendre en dégoût son ancienne passion, et, quand la leçon de dessin arrivait, en consacrer obstinément les heures à toute autre étude, quelque aride qu’elle pût être. Son aptitude au travail était remarquable, sa persévérance plus remarquable encore, à tel point qu’il en perdit la santé, jusqu’à faire craindre pour sa vie. Son père dut le ramener à la Chaux-de-Fonds, et c’est avec les ressources que pouvait offrir ce village qu’il acheva tant bien que mal son éducation.

Quand il fut en âge de prendre un état, le désir de lui assurer promptement une existence indépendante porta la tendresse inquiète de ses parens à le mettre en apprentissage dans une maison de commerce à Yverdun ; mais le commerce n’était nullement son fait, et quelques mois s’étaient à peine écoulés que l’enfant était au désespoir. Son père alors, ouvrant les yeux, comprit que la vocation de Léopold était celle qu’il avait montrée si fortement dans sa première jeunesse, et dont il avait donné de nouvelles preuves. On se détermina donc à lui laisser courir la carrière des arts, qui effraie toujours les parens sans fortune. L’enfant revint encore dans sa famille, et se mit à copier quelques mauvaises gravures plutôt faites pour égarer son goût que pour le diriger et le développer.

Cependant son père était lié avec de bonnes gens du Locle, les Girardet, de père en fils dessinateurs, libraires, éditeurs d’almanachs, graveurs et peintres, et qui, dans leur humble échoppe villageoise où ils tenaient classe de dessin, résumaient tout un petit monde d’art. Deux frères de ce nom pratiquaient alors la gravure : l’un était cet Abraham Girardet, si connu à Paris pour avoir gravé, sous l’empire, le Triomphe d’Auguste, et, suivant l’expression du temps, illustré de ses gravures dans le style de Ficquet la plupart des collections et des éditions de luxe mises au jour sous la restauration : artiste merveilleux d’adresse, mais dont tout le talent est allé s’éteindre dans les excès les plus abrutissans du vin et des liqueurs fortes[1]. Le second frère se nommait Charles,

  1. J’ai connu cet Abraham Girardet, qui était né en 1763, et qui mourut à Paris, le 2 janvier 1823, ivre, comme il avait vécu. Il avait été professeur de dessin des élèves tapissiers de la manufacture des Gobelins, mais n’y logeait pas, les logemens d’artistes ayant été supprimés là comme au Louvre. C’est aux Gobelins que jadis le roi Louis XIV avait donné une retraite au chevalier Édelinck et à Gérard Audran. Le Louvre était réservé aux peintres et aux gens de lettres. Les peintres Le Brun et Mignard logèrent cependant aux Gobelins, mais comme directeurs. Abraham Girardet s’était, à la fin de sa vie, affermé à un boiteux nommé Véron, ouvrier des Gobelins, qui le nourrissait et lui donnait tant par jour. Tout le profit de la besogne revenait à ce Véron, peut-être un peu moins ivrogne que lui. L’une des premières conditions de l’engagement, c’est qu’une bouteille d’eau-de-vie serait, chaque matin, sur la table de Girardet. Celui-ci dessinait assez finement le portrait à la mine de plomb ; mais ses modèles devaient être en séance à l’aube du jour : plus tard, le moderne Lantara était inabordable, mais n’en gravait pas moins. En sortant des Gobelins, l’empereur Alexandre fut conduit, un jour, dans l’atelier de Girardet : l’artiste ne se dérangea pas, faute de comprendre l’honneur qu’il recevait. — Le célèbre Étienne Ficquet, le Gérard Dow de la gravure, a fini à peu près comme Girardet. Ce dernier nom est bien relevé de nos jours par les deux fils du maître de Robert, dessinateurs, graveurs et peintres pleins de finesse, d’observation et de goût. L’un d’eux semble chercher le genre de Robert, mais n’en a pas encore trouvé le style.