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Deux faits qui semblent contradictoires sont également incontestables : le plus grand nombre des Français sont mieux nourris aujourd’hui que ne le furent leurs ancêtres : il n’est pas moins évident que la France, prise dans son ensemble, n’est pas nourrie convenablement. Il n’y a qu’une manière d’expliquer cette anomalie, c’est d’admettre qu’une minorité sacrifiée n’a pas même le nécessaire. La récolte du froment, évaluée à 76 millions d’hectolitres, et réduite à 64 millions après le prélèvement des semences, donne en moyenne à chaque Français 180 litres par an. Or, la consommation normale est de 316 litres. À ce compte, la population des villes, où l’on ne mange guère que du pain blanc, prélèverait 28 millions d’hectolitres. Resteraient donc, pour les habitans des campagnes, 36 millions d’hectolitres, soit 137 litres par tête au lieu de 316. Le déficit est nécessairement comblé par le seigle (28 millions d’hectolitres), que les éleveurs n’osent pas donner aux animaux ; par le sarrasin (8 millions d’hectolitres), dont l’action sur le cerveau est suspecte ; par le maïs (8 millions d’hecto- litres) ; par les châtaignes (3 millions et demi d’hectolitres), et surtout, par la pomme de terre (86 millions d’hectolitres[1]), trois fois moins nutritive que le pain, quatre à cinq fois moins que la viande. Même lorsqu’ils sont sains, ces alimens inférieurs sont doublement perfides. Moins ils sont substantiels, plus fort est le Volume que l’estomac doit recevoir pour y puiser les principes réparateurs dont il a besoin. De là un travail digestif qui, réagissant sur le consommateur selon son tempérament, l’appesantit, le déjette ou l’étiolé. Voilà pour le physique. Quant aux résultats industriels, l’usage des alimens dépréciés, facilitant l’abaissement des salaires, provoque les ouvriers à l’inertie ou les maîtres à une coupable cupidité. La triste expérience en a été faite en Irlande.

La Statistique du gouvernement, prenant pour type l’année 1840, a évalué la consommation totale de la viande à 674 millions de kilogrammes ; c’est une ration annuelle de 19 à 20 kilogrammes par tête. Si l’on décompose cette moyenne, on trouve encore que la part des campagnes est réduite outre mesure par le prélèvement des grandes villes. Les chefs-lieux de départemens, qui ne renferment pas plus de 3 millions d’habitans, reçoivent les viandes de choix, le tiers au moins des bœufs abattus, le quart des moutons, le cinquième des veaux. Au paysan restent les bêtes maigres de toutes les espèces, et particulièrement la vache et le porc. La multiplication exagérée du porc est un symptôme dont s’afflige l’agriculteur. Cet animal, offrant l’avantage d’être élevé sans frais et sans soins, mais donnant relativement peu d’engrais, convient à une culture pauvre en herbages. Il n’est pas

  1. Dans les chiffres donnés ici, pour les farineux de qualité inférieure, la consommation des animaux est comprise.