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équivalent, pour la fabrication de l’engrais, à 14 ou 15 millions de bêtes bovines : c’est une tête de gros bétail pour 3 hectares, le tiers de la proportion recommandée par les agronomes ; mais, parmi ces troupeaux, combien de bêtes étiques et chagrines, faute de nourriture et de soins intelligens ! Il y faudrait compter par millions les vaches maigres de nos misérables chaumières, les chevaux ruinés de nos métayers et les porcs qui se nourrissent au hasard. Le dépérissement de la race ovine est surtout un fait déplorable. Les existences constatées donnent pour la France le chiffre de 32 millions, et pour l’Angleterre celui de 45 millions au moins. Les différences numériques sont moins humiliantes pour nous que celles qui résultent du poids, de la qualité comme aliment, du produit de la tonte et de l’engrais. Des agronomes qui ont évalué ces circonstances déclarent que la richesse ovine de l’Angleterre est, relativement à la nôtre, dans le rapport de 12 à 1. Il y a sans doute encore chez nous de ces beaux troupeaux qui semblent l’enseigne d’un domaine bien tenu ; mais aussi combien de ces bêtes dégradées qui trahissent la détresse du propriétaire ! Absence de cultures fourragères dans des métairies morcelées, défaut de nourriture, nullité absolue de soins, mélange de toutes races, confusion de quelques béliers informes avec des brebis défectueuses, lâchées dans des landes arides sous la garde d’un enfant idiot, voilà le régime pastoral de plusieurs provinces du midi. Aussi le commerce français, qui devrait avoir de la laine à revendre, est-il forcé d’en acheter chaque année pour 50 à 60 millions.

Combien de souffrances s’expliquent, combien de plaintes se légitiment, combien de dangers se révèlent, quand on examine la constitution agricole de notre pays ! La moitié de notre population rurale en est encore à la première phase agronomique ; c’est l’homme des champs livré à son instinct, accroupi sur son coin de terre, subordonnant ses travaux à la nécessité de se nourrir lui-même, ne songeant au commerce que pour utiliser son superflu. L’industrie agricole proprement dite, la fabrication des alimens pour la vente, la spéculation sur les besoins d’autrui ne peut être exercée rationnellement chez nous que par les deux catégories d’agriculteurs les moins nombreuses : les propriétaires faisant valoir avec des ressources suffisantes, et les bons fermiers, munis de baux assez longs pour qu’ils aient profit aux améliorations. Malheureusement, ces deux classes n’exercent leur industrie que sur un tiers, deux cinquièmes au plus, du sol cultivable ; elles ne fournissent pas une quantité de subsistance proportionnée aux besoins d’un grand peuple. La France ne mange pas assez ; la fièvre de la faim est un mal qui prédispose aux révolutions. S’étourdir systématiquement sur ce sujet serait d’une mauvaise politique. Quand un mal n’est pas irrémédiable, il y a plus de danger à le cacher qu’à le découvrir.