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de palmiers plantés sur une rive qui forme une ligne de démarcation entre le ciel et l’eau, miroir exact qui en réfléchit les teintes. Dans l’ombre de cette rive commencent à scintiller quelques points lumineux, étoiles de la terre qui s’éveillent à la même heure que celles de là-haut. Un troupeau de buffles s’avance dans le fleuve pour s’abreuver ou le traverser à la nage. Dans le ciel, un essaim de grues vole en formant le V ou le delta. On ne peut rien rêver de plus calme, de plus taciturne et de plus mystérieux. Il règne dans cette toile une fraîcheur crépusculaire à tromper les chauves-souris. »

Comme la plupart des peintres, Marilhat eut trois manières : la première, qui se rapporte aux tableaux exécutes en Orient même ou d’après des études faites sur place, a quelque chose d’imprévu, de violent et de sauvage. On y sent passer le souffle orageux du Khamsin et ruisseler les rayons fondus du soleil d’Égypte. Tout un cycle d’œuvres où palpitent des souvenirs immédiats, ou du moins très vifs encore, se rattache à ce genre. Puis vient la seconde manière, celle du style historique, dans laquelle l’artiste, averti à temps, n’a fait heureusement que très peu de tableaux. La troisième est probablement celle qui satisfera davantage les amateurs. Marilhat, pendant cette période, se préoccupait de l’exécution à un point excessif. Il apportait le plus grand soin au choix de ses panneaux et de ses couleurs ; il grattait, il ponçait, il se servant du rasoir, glaçait, replaçait, et employait toutes les ressources matérielles de l’art. Jamais tableaux n’ont été l’objet de tant de précautions ; il laissait quelquefois une teinte sécher trois mois avant de revenir dessus ; aussi avait-il toujours une grande quantité d’ouvrages en train. Pour nous, et les artistes seront de notre avis, nous préférons sa première manière, moins parfaite sans doute, mais plus hardie.

On a bien voulu nous montrer les études et les tableaux que Marilhat a laissés à sa mort, ou plutôt dès le commencement de sa funeste maladie, à un état d’ébauche plus ou moins avancé.

Nous sommes entré dans la petite chambre qui les renferme empilés les uns sur les autres, ou tournés contre la muraille, avec un sentiment de profonde tristesse : un autre tombeau avait le corps du pauvre grand artiste, mais là était enterrée son ame. Ce que nous avons vu a doublé nos regrets. Pourquoi faut-il que le pinceau se soit échappé si tôt de cette main sans rivale ? Tout l’Orient nous est apparu dans ces esquisses et ces ébauches étincelantes ; déserts arides, vertes oasis, caroubiers au feuillage luisant, palmiers aux grappes rouges, villes aux coupoles d’étain, minarets élancés comme des mâts d’ivoire, fontaines aux arcades dentelées, ruines massives, caravansérails qu’encombre une foule brillante et bigarrée, caravanes aux types variés et bizarres, défilés de chameaux profilant sur l’horizon fauve leurs cols d’autruche et leurs dos gibbeux, buffles difformes descendant à l’abreuvoir ou se