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molation avait été moins volontaire, s’ils avaient couru avec moins d’ardeur au-devant d’un sacrifice qu’ils ne prévoyaient pas si complet. Nous ne dirons certes pas : « Qu’allaient-ils faire dans cette galère ? » puisque cette galère, après tout, c’était le vaisseau de la France ; mais nous voudrions être sûrs qu’ils ne l’aient pas, de gaieté de cœur, poussé sur les écueils pour avoir l’honneur exclusif de l’y piloter et de l’y sauver. Aussi quelle compagnie n’ont-ils pas dû souffrir autour d’eux pendant qu’ils travaillaient au sauvetage ? À peu près celle qui s’en va, sur certaines côtes, épier les naufragés et profiter des épaves. Les curieux auxiliaires ! De vrais chefs de condottieri, dont chacun gouverne sa bande en maître et traite d’égal à égal avec tous les pouvoirs auxquels il veut bien la prêter ! des clubs dont les délégués vont révolutionner la province à tant par jour, avec l’argent du ministère, pendant que leurs présidens méditent de renverser les ministres ! des tribunaux secrets où l’on prononce des sentences de mort dans tout l’appareil d’un roman de charbonnerie ! Il fallait vivre pourtant avec ce monde-là, on s’y était condamné. Il fallait vivre avec ses collègues, et c’était souvent encore plus difficile. On vivait donc, mais au jour le jour, sans repos ni trêve, parce qu’on n’avait pas même de jalon où arrêter sa vue, de pic intermédiaire où la reposer, dans cette course haletante qui menait des sommets aux précipices. Nous nous trompons cependant, il était des instans de calme, calme sinistre ou menteur. L’un se calmait dans la pensée de la mort, « il aurait toujours le temps de se brûler la cervelle ; » l’autre avait beau marcher de déceptions en déceptions, se faire mordre par les tigres qu’il croyait avoir assouplis, écraser par les pierres qu’il croyait avoir élevées en un harmonieux édifice, ensevelir par le fleuve dont il croyait avoir captivé les eaux : il se reprenait toujours à se dire qu’il était Orphée, et que sa lyre invincible charmait les fleuves, les pierres et les tigres. Puisse cette contemplation vaniteuse de lui-même n’avoir pas suffi trop souvent à sa conscience !

Il était temps que la pensée publique fût délivrée de ces sombres souvenirs par quelque solution décisive. La discussion du rapport de la commission d’enquête était attendue avec une impatience pleine d’anxiété. De sourdes rumeurs attachaient d’avance à cet épisode parlementaire quelques fâcheux accompagnemens. On se précautionnait contre la rue, dont on appréhendait plus ou moins les orages. On craignait surtout que ces orages ne fussent la conséquence ou l’écho d’un grand trouble intérieur qui paraissait s’allumer sourdement dans l’assemblée nationale. Déjà même on avait dû juger de la passion concentrée que ces débats rétrospectifs, mais nécessaires, pouvaient toujours soulever dans le parti qu’ils intéressaient par les plus sensibles endroits. À la séance du 21, l’honorable M. Creton s’était avisé d’insister pour obtenir enfin le compte-rendu de l’administration financière du gouvernement provisoire. Il avait posé très nettement la question très curieuse de savoir comment il se faisait que les fonds votés pour les traitemens des préfets et sous-préfets durant tout l’exercice 1848 étaient déjà épuisés au mois de juillet ; il avait demandé s’ils n’étaient point tombés dans les poches de certains « oiseaux de proie » que les départemens n’oublieraient pas de si tôt. Le mot était vif, mais il ne regardait que les commissaires officieux ; les commissaires officiels le prirent à leur compte, et M. Creton faillit être bloqué dans la tribune par des assaillans furieux. M.Ledru-Rollin, y montant après lui, expliqua ses dépenses en homme qui cherchait à les justifier d’un point de vue tout autre que le point de vue politique,