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Le commerce et l’industrie étaient enfin complètement arrêtés, les boutiques à demi fermées, le marchand et le bourgeois sur sa porte, l’air soucieux ; çà et là, par les rues, des rassemblemens d’ouvriers, des patrouilles qui se croisaient. Au milieu de ce sombre appareil de discordes civiles allaient et venaient les députés slaves dans la diversité de leurs costumes, les Slaves du sud comme ceux du nord, Esclavons, Croates, Serbes et Dalmates, avec la mine fière et sauvage, la longue moustache, la face bronzée par le soleil du midi. Ce n’étaient partout qu’écharpes et drapeaux tricolores, habits aux couleurs éclatantes, chausses rouges et manteaux de velours blanc ou violet. On eût dit une ville d’Orient ou l’ancien carnaval de Venise ; on eût pu se croire à Bucharest plutôt que dans la vieille cité gothique. Le Swornost et la Slavia, les légions radicales de la bourgeoisie et de l’académie, faisaient les honneurs de la capitale tchèche aux hôtes précieux qu’elle avait la bonne fortune de réunir. On avait invité le ban de Croatie Jellachich, qui, de son côté, priait « le peuple frère de Bohême » de se faire représenter à la diète croate. On attendait le vladika de Monténégro, le grand ami des Russes. A côté du poète Pol et du prince Lubomirski, les délégués de la Pologne autrichienne, on voyait aussi d’autres Polonais, qui, accueillis sous le titre d’étrangers, n’en devaient pas moins être associés à tous les actes du congrès, par exemple, le fameux docteur Liebelt de Posen et le professeur Cybulski de Berlin.

Le 2 juin, après une messe solennelle devant l’autel des apôtres slaves, saint Cyril et saint Méthodius, le congrès s’ouvrit dans la salle de l’Ile-Sophie. Les trois cents députés se rendirent à leur chambre en costume et en procession, chantant de vieilles chansons slaves, la chanson tchèche de saint Winceslas. Aussitôt installés, ils se partagèrent en trois sbor, ou parlemens différens, selon la différence des nationalités : les Bohèmes, les Moraves et les Slovaques, sous la présidence de Schafarik ; les Polonais et les Ruthéniens, sous celle de Liebelt ; les Slaves du sud, sous celle de l’archiprêtre Stamatovitsch de la ville de Neusatz. Palazky avait la charge de président général ou staroste. Un trait singulier montra la persistance des petites jalousies qui ont toujours divisé et subdivisé les familles slaves. La Silésie ne voulut point faire corps avec la Bohême, et se réunit aux Galliciens. Les Moraves n’étaient pas moins tentés de s’isoler des Tchèches. Les trois sections furent représentées l’une auprès de l’autre par deux délégués, qui devaient suivre les débats dans l’intérêt de leur nationalité particulière, et les résumer en les traduisant à l’usage de leurs compatriotes. Il le fallait bien ainsi, car, même parmi les lettrés, il en était fort peu qui fussent habitués à tous les dialectes slaves, et ces dialectes, quoique voisins, auraient empêché, par leur diversité, tout entretien commun. On ne pouvait prendre de résolution générale sans l’assentiment des trois sections.