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pêcheur d’Albano ; quelques mois après, il était banni chez les pêcheurs de l’île d’Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène. »

Ce n’est pas que M. de Chateaubriand méconnaisse les grandeurs de l’empire, il est trop Français et trop poète pour rester insensible au magnifique spectacle qu’offrit un instant la patrie, lorsque, après la submersion du vieux monde, les flots de l’anarchie s’étant retirés, « Napoléon parut à l’entrée d’un nouvel univers, comme ces géans que l’histoire profane et sacrée nous peint au berceau de la société, et qui se montrèrent à la terre après le déluge. » La France devenue la reine des nations, Napoléon lui donnant en échange de sa liberté, non-seulement l’empire du monde, mais des institutions, un code, une administration, des monumens, des routes, des améliorations de toutes sortes qui ont survécu aux jours des revers ; Napoléon constitué malgré lui le missionnaire armé de la révolution qu’il reniait, répandant la France nouvelle à travers la vieille Europe, comme autrefois Alexandre répandait la Grèce à travers l’Asie, et, après cette course de comète, « de même qu’Alexandre disparut dans les lointains pompeux de Babylone, de même Napoléon, se perdant dans les fastueux horizons de la zone torride ; l’homme d’une réalité si puissante s’évaporant à la manière d’un songe, et la poésie de sa vie égalée seulement par la poésie de sa mort : » tout cela est vivement senti et merveilleusement exprimé dans les Mémoires de M. de Chateaubriand.

Mais ce qui manquait à ces grandeurs, mais la plaie secrète qui corrodait ces félicités passagères, mais le côté immoral de cette brillante histoire de quinze ans, l’absence de principes, le culte de la force trop souvent substitué à l’amour de l’humanité et à la religion du droit, la foi des traités devenue une dérision, la gloire militaire envisagée comme but, et menaçant de faire reculer l’Europe de quatre siècles ; à l’intérieur, la servitude avec tous les vices qu’elle engendre ; à l’extérieur, les peuples foulés aux pieds, conquis, rendus, reconquis, échangés, partagés au gré des caprices de la guerre, les souverains s’humiliant sous le glaive et se confondant, la haine au cœur, en adulations lâches, en protestations menteuses, jusqu’au jour où la fortune leur permettra d’insulter ce qu’ils avaient adoré ; le sentiment du juste et de l’injuste s’altérant parmi les masses au contact des perfidies les plus scandaleuses et des reviremens les plus inattendus ; l’Europe entière marchant au nom du droit, sous le drapeau de la France, à l’assaut de la Russie, et, quelques mois après, l’Europe entière virant de bord et marchant avec la Russie au nom du droit contre la France ; en fin de compte, la patrie, dépouillée de toutes ses conquêtes, épuisée de combats, saignée aux quatre membres et condamnée à subir en frémissant les douleurs et l’affront du joug étranger : voilà des faits inséparables