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leçon est à tirer de la vie de Bonaparte ; deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute : la mort du duc d’Enghien et la guerre d’Espagne. Il a eu beau passer dessus avec sa gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté même où il s’était cru fort, profond, invincible, lorsqu’il violait les lois de la morale en négligeant sa vraie force, c’est-à-dire ses qualités supérieures dans l’ordre et l’équité. Tant qu’il ne fit qu’attaquer l’anarchie et les étrangers ennemis de la France, il fut victorieux ; il se trouva dépouillé de sa vigueur aussitôt qu’il entra dans les voies corrompues. Le cheveu coupé par Dalila n’est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur. Pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles...» Renonçant volontairement aux perspectives d’ambition et de fortune que lui assurait la faveur du premier consul, M. de Chateaubriand rentre dans la carrière littéraire, et mérite l’honneur de figurer en tête de cette petite phalange de caractères par qui, sous l’empire, pour employer l’expression d’un célèbre poète de nos jours, M. Victor Hugo, « la dignité royale de la pensée libre fut maintenue. »

L’indépendance de M. de Chateaubriand, sous l’empire, ne fut pas seulement honorable pour son nom, elle fut profitable à son génie. On sait le mot de Napoléon : « J’ai pour moi la petite littérature, la grande est contre moi. » — « À cette époque, dit l’auteur des Mémoires, deux choses arrêtaient la littérature à la date du XVIIIe siècle : l’impiété qu’elle tenait de Voltaire et de la révolution, le despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l’état trouvait du profit dans ces lettres subordonnées qu’il avait mises à la caserne, qui lui portaient les armes, qui sortaient lorsqu’on criait : Hors la garde ! qui marchaient en rang et qui manœuvraient comme des soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir ; il ne voulait pas plus d’émeute de mots et d’idées qu’il ne souffrait d’insurrection. Il suspendit l’habeas corpus pour la pensée comme pour la liberté individuelle…………. La littérature qui exprime l’ère nouvelle n’a régné que quarante ou cinquante ans après le temps dont elle était l’idiome. Pendant ce demi- siècle, elle n’était employée que par l’opposition……………. La mort du duc d’Enghien eut pour moi l’avantage, en me jetant à l’écart, de me laisser suivre dans la solitude mon inspiration particulière, de m’empêcher de m’enrégimenter dans l’infanterie régulière du vieux Pinde : je dus à ma liberté morale ma liberté intellectuelle. »

La vie de M. de Chateaubriand durant ces dix années de l’empire, ses liaisons d’amitié, ses rapports avec la société d’alors, ses études, l’histoire des publications qui mirent le sceau à sa gloire, et furent les grands événemens littéraires de l’époque, ses courses à travers la