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dit-il, quand il passait quelque enterrement pour me désennuyer. Un jour, du haut de ma croisée, je vis dans l’abîme de la rue le convoi d’une jeune mère ; on la portait entre deux rangées de pèlerins blancs, le visage découvert ; son nouveau-né, mort aussi, et couronné de fleurs, était couché à ses pieds. »

Mais que lui fait une vie d’inaction et de petites tracasseries qui partout ailleurs lui serait insupportable ! N’est-il pas à Rome, dans la cité où chaque minute inspire une émotion nouvelle, éveille un nouveau souvenir ? Il serait curieux de comparer les premières impressions de Goethe sur Rome dans sa correspondance aux premières impressions de M. de Chateaubriand dans ses lettres à M. Joubert ou à M. de Fontanes : ce sont les mêmes sentimens, ce sont presque les mêmes mots. « M’y voilà enfin ! toute ma froideur s’est évanouie ; je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu ; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint. Les sots ! les âmes glacées ! les barbares !... La multitude des souvenirs, l’abondance des sentimens, vous oppressent ; votre âme est bouleversée !... » Les séductions de la ville éternelle n’ont jamais perdu de leur puissance sur M. de Chateaubriand ; on verra, en lisant dans les Mémoires les lettres écrites de Rome à Mme Récamier, comment, vingt-cinq ans après son premier voyage, le grand artiste trouve de nouvelles couleurs pour peindre encore une fois ce qui enchantait sa jeunesse.

Cependant le secrétaire d’ambassade était de plus en plus desservi par le poète. Le cardinal Fesch goûtait peu la diplomatie de M. de Chateaubriand. Fidèle à ses goûts pervers pour les puissances déchues, il avait eu l’audace d’aller faire une visite au roi de Sardaigne après son abdication. Il s’en était suivi un horrible cancan ; les diplomates se boutonnaient et disaient : Il est perdu ! — Le premier consul dédaigna d’abord ces vétilles ; mais l’irritation contre le secrétaire s’augmentant chaque jour, M. de Chateaubriand voulut donner sa démission. Napoléon refusa de se séparer de l’auteur du Génie du Christianisme. « Il n’y avait point de place vacante, dit l’auteur des Mémoires, il en créa une, et la choisissant conforme à mon existence de solitude et d’indépendance, il me plaça dans les Alpes et me donna une république catholique avec un monde de torrens. » Napoléon envoyait le poète dans le Valais. M. de Chateaubriand venait d’arriver joyeux à Paris et se préparait à partir, salué d’avance par une missive rustique, imposante et naïve, du conseil de la ville de Sion. Le 18 mars 1804, il vient prendre congé aux Tuileries. Bonaparte passe devant lui sans le voir et sans voir personne. « Je fus frappé, dit M. de Chateaubriand, de l’altération de son visage ; ses joues étaient dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, gon air sombre et terrible... » Rentré à son hôtel en sortant du château, il dit à ses amis : « Il se passe là-bas quelque chose d’étrange... » C’était