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l’observation satirique des hommes et des choses, le glorieux soldat qui sera bientôt le maître du monde a jeté les yeux sur cette renommée, la seule en ce moment qui brille, même à côté de la sienne, et qui pourtant n’émane point de lui. Il veut se l’approprier et essayer d’en tirer parti. Le premier consul désire causer avec l’auteur du Génie du Christianisme. Un jour, dans une fête donnée chez Lucien après la publication du concordat, Bonaparte, écartant la foule, va droit à un homme au large front, qui se tenait debout, immobile, silencieux, le regardait fixement, et, de sa voix sonore, il appelle à lui M. de Chateaubriand, Cette entrevue fut, je crois, la première et la dernière. Le premier consul parla seul, et M. de Chateaubriand n’ouvrit pas la bouche. Le lendemain, Mme Bacciochi lui dit que son frère était enchanté de sa conversation, et, quelques jours après, il était nommé secrétaire d’ambassade à Rome, sous la direction du cardinal Fesch. L’auteur des Mémoires crayonne avec sa verve ordinaire le personnel de l’ambassade ; mais après le satirique vient le poète, quand il s’agit de raconter le voyage à Rome à travers les Alpes et de peindre l’Italie sortant de son sommeil à la voix de Napoléon. Toutefois, au milieu de ces grands effets de style, se glissent encore çà et là de petits croquis que, pour notre part, nous recherchons de préférence comme propres à donner une idée d’un côté moins connu, moins apprécié du génie de l’auteur. Quoi de mieux touché, par exemple, que ce portrait du soldat français chez l’étranger. « Nous sommes de singuliers ennemis ; on nous trouve d’abord un peu insolens, un peu trop gais, trop remuans ; nous n’avons pas plutôt tourné les talons, qu’on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le soldat français se mêle aux occupations de l’habitant chez lequel il est logé ; il tire de l’eau au puits, comme Moïse pour les filles de Madiau, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois, fait le feu, veille à la marmite, porte l’enfant dans ses bras ou l’endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité communiquent la vie à tout ; on s’accoutume à le regarder comme un conscrit de la famille. Le tambour bat-il, le garnisaire court à son mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu’il soit entré aux Invalides. »

Arrivé à Rome, M. de Chateaubriand est présenté à Pie VII, figure pâle, souffrante et triste ; le pontife des tribulations le reçoit avec un volume du Génie du Christianisme ouvert sur sa table. Installé ensuite au plus haut étage du palais Lancelotti, le nouveau secrétaire d’ambassade se prépare à s’initier à tous les mystères de la diplomatie. On le charge de délivrer des passeports et de quelques autres fonctions analogues. « Ma mauvaise écriture, dit-il, était un obstacle à mes talens. » Aussi les heures de présence obligées lui étaient pénibles ; il les passait à contempler de son troisième étage le beau ciel romain, « heureux,