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les vît distinctement. » Quand M. de Chateaubriand lui recommande de soigner sa santé, elle répond : « Pourquoi soigner ma santé ? je suis comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d’un désert. »

La mort de Lucile fut aussi triste que sa vie. Durant un voyage de M. de Chateaubriand en 1804, quittant le cloître où elle vivait, elle s’en alla mourir dans une retraite inconnue ; un vieux serviteur auquel elle avait été confiée suivit seul son cercueil. Quand M. de Chateaubriand revint, le vieux serviteur était mort, et le frère ne put pas même retrouver les cendres de sa sœur. « Elle m’a quitté, s’écrie-t-il, cette sainte de génie ; je n’ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon cœur : elle n’en sortira que quand je cesserai de vivre... La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme ; c’était mon enfance au milieu de ma famille, c’étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. »

En venant chercher son frère à Savigny, Lucile amenait avec elle une jeune et jolie personne qui venait aussi chercher un époux qu’elle connaissait à peine, l’ayant presque épousé enfant, et aussitôt séparée de lui, depuis huit ans, par le flot des révolutions : c’était Mme de Chateaubriand.

L’auteur d’Atala revint avec sa femme et sa sœur s’établir à Paris, à la fin de 1802. Bientôt parut le Génie du Christianisme. Nous ne saurions avoir la prétention de disserter de nouveau sur la valeur morale et littéraire d’un livre analysé tant de fois. L’éminent auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, M. Thiers, qui n’est point suspect de fanatisme à l’endroit de M. de Chateaubriand, reconnaît lui-même que, de tous les écrits de ce siècle, celui qui a le plus de chances de vivre est le Génie du Christianisme. Du reste, l’auteur des Mémoires a épargné la besogne aux commentateurs futurs en s’expliquant fort au long, avec la bonne foi du génie, sur les mérites et les lacunes de son œuvre. Après avoir établi que le heurt donné aux esprits par le Génie du Christianisme fit sortir le XVIIIe siècle de l’ornière et le jeta pour jamais hors de sa voie ; que cet ouvrage contient le germe de toutes les tendances nouvelles, non-seulement sous le rapport du sentiment religieux, mais en matière de critique et de goût littéraire ; qu’il a fait naître l’étude comparative des littératures étrangères et des monumens du moyen-âge, il le reconnaît défectueux sous le rapport de l’art. « Je n’avais pas encore vu, dit-il, l’Italie et la Grèce. » L’auteur ajoute que, s’il avait à écrire aujourd’hui le même ouvrage, il le composerait différemment, et il trace le plan d’un nouveau Génie du Christianisme au point de vue philosophique et démocratique : « Reste à savoir, dit-il ensuite avec raison, si, à l’époque de