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un banc ; le fils de Mme Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse. Cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l’écart dans une allée sablée ; deux chiens de garde et une chatte favorite se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur les bords du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l’exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés ! C’était ordinairement dans ces soirées que mes amis me faisaient parler de mes voyages ; je n’ai jamais si bien peint qu’alors les déserts du Nouveau-Monde. La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, Mme de Beaumont remarquait diverses constellations en me disant que je me rappellerais un jour qu’elle m’avait appris à les connaître. Depuis que je l’ai perdue, non loin de son tombeau, j’ai plusieurs fois, du milieu de la campagne romaine[1], cherché au firmament les étoiles qu’elle m’avait nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre ; les lieux où je les ai vus sur les bois de Savigny et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinés, ce signe qu’une femme m’avait laissé dans le ciel pour me souvenir d’elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ? »

Au milieu de la solitude de Savigny, voici qu’apparaît, venant du fond de la Bretagne, attirée par le bruit qui se fait autour du nom d’un frère dont elle ignorait le sort, voici qu’apparaît Lucile, cette sœur dont la douce et mélancolique figure a charmé l’enfance du poète. Mariée et veuve, de plus en plus tourmentée par le malheur, Lucile, « que la nature semblait avoir créée uniquement pour souffrir,... » est maintenant une « femme grevée de la vie, qui a le génie, le caractère et la folie de J.-J. Rousseau. » Il y a quelque chose de saisissant, de fantastique et de funèbre dans ces apparitions de Lucile à travers les Mémoires : on éprouve un serrement de cœur en lisant ce livre III, qui contient à la fois le manuscrit si triste de Mme de Beaumont et les lettres douloureuses de Lucile, que rien ne peut consoler de vivre, et qui aspire au repos éternel ; nature angélique, inquiète et sombre, esprit troublé, cœur aimant, mélange inexplicable de folie, de grace, de mélancolie et de poésie. Parfois Lucile cherche à soulever, à analyser en quelque sorte les nuages qui obscurcissent son esprit, et elle écrit à son illustre frère les lignes suivantes : « J’ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister et qui n’existent pas, qui ont pour moi l’effet d’objets qui ne s’offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait par conséquent s’assurer, quoiqu’on

  1. Mme de Beaumont mourut à la fin de 1806, à Rome, où se trouve son tombeau.