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ma vie, dit l’auteur des Mémoires, une longue chaîne de regrets, Dieu voulut que la première personne dont je fus accueilli avec bienveillance au début de ma carrière publique fût aussi la première à disparaître. Mme de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes qui ont passé devant moi. »

Bien des pages du beau livre que nous effleurons sont consacrées à peindre cette aimable, frêle et souffrante personne que M. Joubert comparait à « ces figures d’Herculanum qui coulent sans bruit dans les airs, à peine enveloppées d’un corps, » et l’entourage d’élite au sein duquel elle maintenait l’affection, la confiance et l’harmonie. Le lecteur verra passer devant lui tous les habitués de ce cercle choisi où revivaient la simplicité, l’atticisme, le bon goût, toutes les traditions perdues de l’antique sociabilité française : M. de Fontanes et M. Joubert, M. Molé et M. Pasquier, ces deux derniers, jeunes alors, non encore séparés de M. de Chateaubriand par la politique et destinés tous deux comme lui à voir la société se briser et se transformer plus d’une fois sous leurs yeux ; M. de Vintimille, M. Michaud, l’auteur du Printemps d’un Proscrit ; M. de Bonald, « novateur, dit M. de Chateaubriand, quoiqu’il eût été mousquetaire, regardant les anciens comme des enfans en politique et en littérature ; » le poète Chenedollé, si triste qu’il se nommait le corbeau. «Il allait, ajoute l’aimable écrivain, il allait à la maraude dans mes ouvrages ; nous avions fait un traité, je lui avais abandonné mes ciels, mes vapeurs, mes nuées ; il était convenu qu’il me laisserait mes brises, mes vagues et mes forêts. » Ces réunions intimes autour de Mme de Beaumont étaient embellies par la présence de Mmes de Vintimille, Hocquart, de Duras, de Lévis. «C’est peut-être, dit M. de Chateaubriand, la dernière société où l’esprit français de l’ancien temps ait paru. Faites donc des projets, rassemblez des amis, afin de vous préparer un deuil éternel ! »

Le succès d’Atala détermina l’auteur à recommencer le Génie du Christianisme, dont deux volumes étaient déjà imprimés et prêts à paraître. C’est dans une campagne de la Sologne, chez Mme de Beaumont, à Savigny près de Juvisy, au milieu de la poésie des champs, du silence des bois et des jouissances de l’amitié, que fut refait et achevé cet ouvrage inséparable de l’histoire du XIXe siècle, auquel M. de Chateaubriand devra l’immortalité. — Le souvenir de cette précieuse oasis, où le voyageur tant éprouvé par la destinée se reposa pour la première fois, était resté vivace au cœur du vieux poète. Citons une des pages que lui inspirait ce souvenir après trente-cinq ans écoulés. « Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l’amitié : nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès d’un bassin d’eau vive placé au milieu d’un gazon dans le potager : Mme Joubert, Mme de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur