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ciel bleu et la mer tout unie pour horizon, semblent augmenter l’impression de la rage et de l’impétuosité de ces deux armées se disputant quelques arpens d’une plage aride, sous les rayons d’un soleil brûlant. Au contraire, dans la représentation de l’héroïque champ de bataille où les Français, en nombre bien inférieur, épuisés par les marches, aveuglés par la neige, et à demi noyés dans la fange et les glaces, avaient terrassé les barbares du Nord, le peintre déroule à perte de vue le morne aspect des plaines de la Pologne. Les rangs entiers des régimens tombés à leur place de bataille sont étendus sous la neige comme des gerbes couchées uniformément dans cette cruelle moisson d’hommes. Le village d’Eylau brûle encore à droite. La garde, les restes de l’armée demeurent rangés et l’arme au bras sur ce champ de carnage. Çà et là des chevaux moribonds, secouant les frimas de la nuit, se dressent par un dernier effort sur leurs jambes affaiblies, et retombent près de leurs maîtres étendus morts. Le Russe, le Français, le Lithuanien, le Cosaque à la barbe hérissée et chargée de glaçons, tombés l’un près de l’autre, ne présentent plus que des tas informes sous leur manteau de neige. Ici un sabre inutile près d’une main qui ne peut plus le saisir ; là le canon sur son affût fracassé et enterré dans la glace avec l’artilleur, écrasé lui-même en le défendant, et dont le bras raidi l’entoure encore.

Ce tableau sinistre, formé de cent tableaux, semble appeler l’œil et l’esprit de tous côtés à la fois ; mais ce n’est encore que le cadre de la sublime figure de Napoléon. On le voit au milieu de la toile, arrêté dans sa lugubre promenade et suivi de ses maréchaux. Une de ses mains laisse flotter les rênes de son cheval ; l’autre, élevée en l’air par un geste mélancolique, semble accuser les maux de la guerre. C’est peut-être la plus belle conception de l’artiste, et aussi le portrait le plus magnifique et assurément le plus exact qu’on ait fait de Napoléon. Ce grand homme aurait dû, comme Alexandre, interdire à d’autres qu’à son peintre favori le droit de reproduire son image. Gros seul a su le peindre : c’est dans ses ouvrages seulement que nos neveux trouveront le type immortel de ses traits.

Ce personnage, aussi poétique qu’Achille, plus grand que tous les héros sortis de l’imagination des poètes, n’a point encore trouvé son Homère, et Homère lui-même eût renoncé à le peindre. Que voulez-vous ajouter à ce que la pensée lui prête déjà ? son histoire simple et nue est bien au-dessus de tous les poèmes, de même que sa fidèle image, reproduite par Gros, ne permet pas à l’imagination d’ajouter un trait. La littérature de son temps l’a défiguré en voulant le peindre. Les poètes qui, de nos jours, ont embouché la trompette en son honneur L’ont représenté avec des couleurs de fantaisie. On a fait de lui un héros mystérieux ou fanfaron, comme ces personnages imaginaires que lord Byron a mis à la mode, et qui sont plutôt de véritables mannequins