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peindre ; il demande encore à l’antiquité des inspirations, au moment où nos soldats, maîtres de la patrie des Décius et des Scipions, se plaçaient dans l’histoire à la hauteur de ces héros de l’ancienne Rome. Après avoir peint Sapho à Leucade, Alexandre domptant Bucéphale, et fait quelques autres essais plus ou moins médiocres sur des motifs analogues, Gros sort enfin de ces obscurs tâtonnemens, Gros tout entier paraît au grand jour dans la fameuse esquisse du Combat de Nazareth.

Un arrêté des consuls avait ordonné l’exécution d’un tableau représentant ce glorieux fait d’armes, dans lequel le général Junot, à la tête de cinq cents hommes, avait défait complètement une armée de six mille Turcs ou Arabes. Un concours avait été ouvert à cet effet, et Gros avait été choisi à l’unanimité pour traiter le tableau. Les dimensions devaient en être gigantesques. On en jugera par ce fait que, sur chacune des deux moitiés de la toile qui avait été destinée à cet ouvrage, Gros peignit peu après la Peste de Jaffa et la Bataille d’Aboukir, tableaux qui sont eux-mêmes d’une dimension considérable. Il est impossible de donner à ceux qui ne connaissent pas cette admirable esquisse une idée de la vigueur, de l’éclat, de la fougue et en même temps de la science de composition qu’elle révèle. Le peintre s’y montre un maître complet. Tout ce qu’il a depuis fait briller d’invention et d’habileté dans la peinture des chevaux s’y trouve déjà dans la multitude et la hardiesse des poses et dans les divers accidens de la couleur et de l’effet. Les chevaux de Gros tranchent tout-à-fait, pour le caractère et pour l’exécution, avec ce que les peintres avaient fait jusqu’alors dans ce genre. Rubens, à la vérité, l’a précédé dans l’audace avec laquelle il a doué de vie et de fureur ces nobles animaux. C’est surtout par la vérité et l’éclat de la robe que les chevaux du Flamand ont au plus haut point l’expression de la réalité, l’éclat des yeux et le mouvement des naseaux leur impriment également une force et une vie extraordinaires ; mais ils n’ont pas la noblesse, et j’oserais dire la passion de ceux de Gros. Ceux-ci, comme leurs cavaliers, semblent respirer l’amour du danger et de la gloire. Dans ces mêlées si poétiques où on les voit se cabrer, mordre, hennir, où les poitrails s’entre-choquent, où les crinières confondues et entrelacées brillent sous le soleil le plus vif à travers la poussière du combat, on admire encore la science avec laquelle le peintre les dessine et la beauté de leurs proportions. Ce mélange si rare de la force et de l’élégance est sans doute le dernier terme de l’art.

Gros avait été installé dans le jeu de paume de Versailles pour y exécuter son tableau. Déjà l’immense châssis était préparé et l’artiste impatient avait dessiné sur la toile le trait de sa composition : tout à coup l’ordre lui arrive de suspendre son ouvrage. On a attribué cette décision à une mesquine jalousie du premier consul, quoique cette opinion ne soit