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Brutus. Il semble que de sombres idées soient venues de temps à autre le solliciter à l’affreuse catastrophe qui devait trancher du même coup tant d’agitations et une vie si glorieuse.

L’Italie échappait à nos armes en l’absence de Bonaparte. Gros, toujours attaché à l’armée faute de pouvoir rentrer en France, et surtout à cause de l’impossibilité où il s’y fût trouvé de développer son talent, Gros se trouve de nouveau dans Gênes, mais retenu par le siège terrible que Masséna se vit forcé d’y soutenir presque au moment où la victoire de Marengo allait de nouveau nous rendre l’Italie. Les spectacles les plus affligeans de la misère, les plus dures extrémités, environnent le pauvre artiste, victime lui-même de ces souffrances au point que sa constitution en fut altérée. Quand il put profiter de la capitulation qui lui permettait, ainsi qu’à ses compagnons de douleur, de s’embarquer pour la France, il était réduit à un état incroyable de marasme et d’abattement. Transporté à Antibes, il débarque à demi mort, et de là se fait conduire à Marseille. Le hasard voulut qu’il y rencontrât un ami dont les soins le rendirent peu à peu à la vie et à la santé. Il obtient enfin, par l’entremise de Berthier, qui l’aimait beaucoup, la permission de retourner à Paris, et se retrouve, après une absence de neuf années, dans les bras de sa mère et de ses amis vers le commencement de l’an IX.

Gros avait alors trente ans. Les plus belles années de sa jeunesse s’étaient donc écoulées en pure perte, à ce qu’il semblait, pour sa réputation et pour son talent. On trouve dans la vie de Michel-Ange un phénomène analogue, s’il faut en croire ses historiens. Pendant un espace de temps à peu près semblable, ce grand inventeur demeura dans une inaction complète ; quelque chose de plus étonnant encore, c’est que cette oisiveté semble tout-à-fait sans raison. Le Florentin n’avait pas été, comme Gros, jeté hors de ses habitudes d’artiste par des événemens plus forts que sa volonté. Il avait de très bonne heure été apprécié par les meilleurs juges en fait de talent : il avait déjà produit des ouvrages remarquables, le marbre et l’airain s’offraient à lui, et tout semblait sourire à la grandeur de ses débuts. Tout à coup le voilà qui s’arrête, et l’histoire ne prend pas même le soin de nous instruire de la plus petite cause d’un désordre aussi singulier. Le pauvre Gros, qui n’avait encore vu devant lui que de petites toiles à couvrir, de petites miniatures à achever patiemment, au gré de quelques nobles génois et de quelques officiers curieux d’envoyer leurs portraits à leurs maîtresses, avait dévoré pendant long-temps les plus cruels ennuis. De retour à Paris, au sein d’une société tout émue des plus grands spectacles, au milieu de l’exaltation où Marengo et la nouvelle conquête de l’Italie avaient jeté la nation tout entière, il ne trouvait pas encore de place dans les esprits pour les travaux de l’imagination. Il essaie de