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qui lui donnassent une position et un droit aux égards que les militaires ne sont disposés à accorder qu’à ceux qui portent l’uniforme, surtout en campagne, et dans un moment où la victoire et l’exemple du chef avaient fait de chaque soldat un héros. Gros fut nommé inspecteur aux revues, et put suivre l’armée en cette qualité. Il fut investi peu de temps après de fonctions plus appropriées encore à sa qualité d’artiste. On le nomma membre de la commission chargée de la recherche et du choix des objets d’art que la victoire avait mis en nos mains et que les traités concédaient à la république. En se voyant adjoint à des hommes tels que Monge, Berthollet, etc., pour lesquels le général en chef professait une haute estime, et dont le nom était déjà illustre. Gros recevait la plus haute preuve de faveur. Sa modestie fut alarmée et le fit hésiter quelques instans à accepter la mission dont on le chargeait. Il exprimait sa reconnaissance à ses illustres hôtes, ainsi que le regret de n’avoir rien fait encore pour mériter cette distinction. « Vous avez les titres nécessaires, lui dit Bonaparte, puisque vous avez du talent. »

Ces nouvelles fonctions étaient aussi honorables que délicates. Gros ayant été chargé d’examiner les galeries et les églises de la ville de Pérouse ornées des plus belles peintures du célèbre Pérugin, la municipalité de la ville et les habitans, au désespoir de se voir dépouillés des ouvrages qui honoraient leur cité, lui offrirent en secret une somme très considérable, s’il consentait à leur laisser les précieux tableaux. Gros s’offensa à juste titre de cette proposition ; mais il ajouta qu’il n’entendait choisir que deux ou trois tableaux au plus pour en orner le musée de Paris. Ce trait, s’il eût été connu de Bonaparte, eût sans doute augmenté son estime pour le jeune artiste. Les employés de l’armée n’avaient pas tous, à beaucoup près, montré la même probité dans leurs fonctions, et des exactions scandaleuses dans différens services avaient plus d’une fois excité la colère du général en chef et provoqué ses justes sévérités.

Bientôt les fonctions de Gros l’appellent à Rome, et il se trouve en face de ces chefs-d’œuvre immortels, source du grand et du beau dans l’art moderne, où vont tour à tour se retremper les écoles vieillies et tombées dans le faux goût. En présence des ouvrages de Michel-Ange et de Raphaël, il sentit en lui comme un écho de toute cette grandeur ; mais rien de cette force secrète ne s’était trahi au dehors et n’avait attiré sur lui les regards de ses contemporains. Parvenu à l’âge où la plupart de ces grands hommes avaient marqué dans leur siècle la place que la postérité leur conserve avec respect, il était seul dans le secret de son génie ; tout son talent s’était dépensé en chétifs ouvrages et avait servi à peine à le faire vivre. Dans l’impossibilité matérielle où il se trouvait de se livrer à des travaux sérieux et suivis, le choc magique qui avait électrisé son âme ne servit qu’à augmenter sa mélancolie