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sa facilité à faire la ressemblance. Ses portraits lui donnent à la fois des ressources et des amis. L’influence de ces derniers lui ouvre les galeries. Il parle avec ravissement dans ses lettres des chefs-d’œuvre qu’il a sous les yeux : le Saint Sébastien de Puget, les portraits de Van-Dyck le remplissent d’une admiration qu’il ne peut contenir devant le célèbre Saint Ignace de Rubens ; c’est cette magnifique composition dans laquelle on voit le saint entouré de ses moines, élevant les mains pour guérir des démoniaques que l’on vient d’amener devant lui. Il ne tarit pas sur cette œuvre admirable, cette œuvre sublimissime, dit-il, qui avait sa visite tous les jours.

Gros avait quitté la France au commencement de 1793. Ce n’est qu’à la fin de 1796, et à la suite des victoires de l’armée d’Italie, qu’il rencontre à Gênes Mme Bonaparte, dont la protection devait avoir une influence si heureuse sur son avenir. La gloire de Bonaparte remplissait l’Italie, et Gros brûlait du désir de le voir et de faire son portrait. Un instinct secret l’avertissait qu’il allait se trouver en présence de son héros. Présenté à l’aimable femme du général, emmené par elle à Milan, il est à peine arrivé, qu’il se voit chargé d’exécuter l’esquisse dans laquelle il représentait Bonaparte portant le drapeau tricolore et traversant le pont d’Arcole à la tête des grenadiers. On suit avec intérêt dans ses lettres le ravissement qu’il éprouve à sortir enfin des travaux peu attrayans dans lesquels il ensevelissait son activité. Il exprime avec feu ses espérances pour l’avenir ; il entrevoit la gloire et un légitime emploi de ses talens. Il est saisi en même temps de l’inquiétude de ne pas réussir dans ce premier et si important essai. Bonaparte n’avait que bien peu de momens à donner au jeune artiste, et l’ennui de poser les abrégeait encore. Ce fut donc en quelque sorte à la volée qu’il put le saisir. Nous avons entendu raconter à un témoin oculaire, alors aide de camp du général en chef, que, pour arrêter quelques instans cet insaisissable modèle, Mme Bonaparte le prenait sur ses genoux et l’offrait ainsi à l’ardente attention du peintre. Ce portrait existe et tout le monde le connaît ; il est la vivante image de l’héroïsme. La peinture est tout animée des sentimens dont le peintre était plein en présence de l’homme étonnant dont les premiers pas venaient d’ébranler le monde[1].

Gros avait plu à Bonaparte, qui avait démêlé dans cette nature élevée autre chose qu’un artiste vulgaire qu’on paie quand il s’est acquitté de sa besogne et qu’on ne revoit plus. Il avait fait de Gros en quelque sorte un commensal, et le voyait avec plaisir dans son intimité. Il voulut l’attacher au quartier-général au moyen de fonctions nominatives

  1. Le célèbre Loughi, Milanais, fut chargé de la gravure de ce portrait. Bonaparte, qui avait fait exécuter la planche à ses frais, en fit cadeau au jeune peintre. La reproduction est digne en tout du tableau.