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et pénible sacrifice ; c’est un souper sans pain pour ses enfans, c’est un travail commandé et qui ne sera pas fini, un engagement pris qui ne sera pas tenu. Pour l’autre, une journée d’élections est une aubaine. On y manifeste à plein gosier l’ardeur de ses convictions politiques, et, pour peu que le candidat ait à sa disposition la caisse de quelque société publique ou secrète, et, dans les jours de révolutions, celle du trésor public, c’est une manière aussi commode qu’éclatante d’avoir le plaisir de dépenser sans la peine d’acquérir. Montons-nous un degré de l’échelle ? Nous avons le cultivateur laborieux, les yeux sans cesse fixés sur le champ qu’il a baigné de ses sueurs, qui craint de s’en éloigner un instant ; le commerçant honorable qui n’a pas trop de ses douze heures du jour et de la moitié de celles de la nuit pour réaliser un modeste bénéfice, et surtout laisser intact à ses enfans l’honneur de sa parole. Nous avons aussi le dissipateur de famille, nous avons le commerçant signalé sur les affiches du journal du département et connu des huissiers du tribunal. Les uns et les autres sans doute ont un égal intérêt et surtout un égal devoir à se trouver présens aux élections ; mais, par un effet de la préoccupation constante de l’esprit des uns et de la liberté que le détachement des richesses a fait aux autres, je ne sais pourquoi dans les jours de grande crise politique les uns se trouvent toujours prêts la veille, les autres arrivent à grand’ peine le lendemain. Ayons maintenant un mode d’élections tel qu’il rende à peu près impossible aux gens consciencieux de savoir ce qu’ils font, et n’aurons-nous pas raison de dire que le système semble combiné avec le but exprès de donner aux ennemis de l’ordre, dans la grande lutte où nous sommes tous engagés, l’avantage du terrain pour suppléer à l’avantage du nombre ?

C’est pourtant, peut-on dire, de ce mode d’élection qu’est sortie l’assemblée nationale actuelle, qui, à travers toutes ses incertitudes, n’en trompe pas moins les espérances des esprits créateurs qui voulaient refaire la France à leur image. Le résultat des élections a prouvé que le suffrage universel pouvait triompher et de ces difficultés propres et de celles qu’on lui a faites à plaisir. Oui, sans doute, il en a triomphé ; et au milieu des tristesses de tout genre qui débordent autour de nous, c’est encore une consolation de songer qu’entravée de toutes manières, réfugiée dans son dernier asile, traquée de partout par la dictature révolutionnaire, la liberté, battue de tous les vents, a pourtant trouvé moyen de faire un suprême et puissant effort. Une étincelle de liberté, vivant encore à travers l’orage, a suffi pour en rallumer le flambeau. En dépit des proconsuls et des circulaires, en dépit des appels faits tour à tour aux plus bas instincts de l’humanité, la cupidité, la peur et l’envie, nos populations des campagnes, subitement éveillées de leur sommeil politique pour assister au spectacle étrange d’un pouvoir soufflant