Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/618

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personne, parlons tout à notre aise ; c’est notre métier d’écho. Que la montagne seule fulminât ses anathèmes contre M. Bauchart et la commission, ce courroux serait trop naturel pour valoir un bien long commentaire. Au contraire, que des gens beaucoup plus raisonnables, qui n’ont jamais eu de tendresse bien intime à l’endroit des représentans inculpés, qui ont fait quelquefois cause commune avec eux, mais toujours lit à part ; que des gens d’esprit ou d’adresse, devenus sans trop de mal des personnages politiques et des manières d’hommes d’état, se battent les flancs depuis huit jours et se démènent en pure perte pour préserver d’un désagrément les puissances déchues de février, il y a là comme un sous-entendu qui nécessite explication. Disons tout d’abord que l’explication n’est pas neuve ; elle a déjà défrayé bien des mystères dans ces derniers six mois.

Tout le monde aujourd’hui confesse ce que nous avons eu quelque honneur à confesser pour notre part au lendemain de la révolution : c’est que la France n’était pas du tout républicaine quand on lui apprit un matin qu’elle avait déclaré la république. Depuis, sans doute, elle s’est conformée de cœur comme de bouche, et, de fait, elle n’en pouvait mais : la royauté l’avait bel et bien laissée là. Toujours est-il que le peuple français en masse n’était pas le moindrement républicain à la veille de février. M. Goudchaux ne se lasse pas de le répéter du haut de la tribune. La république proclamée, il s’ensuivait pourtant une conséquence qui de prime abord ne semblait point facile à faire accepter : il s’agissait de persuader l’immense majorité de la nation du besoin qu’elle avait d’être exclusivement gouvernée par la minorité, par la très mince minorité dont la république avait été le rêve plus ou moins oisif, plus ou moins tapageur, selon les tempéramens. A quel prix on obtint ce fabuleux succès, et comment on essaya de le perpétuer, voilà probablement ce que vont nous dire les dossiers de la commission d’enquête. Or, il s’est accompli, comme on sait, d’étranges mutations dans le sort des conquérans de février. Les plus intraitables ont cédé la place à ceux qui avaient le bon sens de comprendre qu’ils ne pouvaient, après tout, se donner à eux seuls pour le pays entier. C’était un mérite assurément d’avoir été les hérauts d’un idéal politique sur lequel le pays n’avait pas encore eu le goût de se modeler ; mais c’était aussi un mérite de représenter exactement la condition réelle du pays, son esprit réel, ses réels désirs avant l’avènement officiel de cet idéal. Ces deux mérites se sont peu à peu rapprochés, et républicains de la veille, républicains du lendemain, en sont venus à s’embrasser sur les barricades de juin en face d’un même ennemi. Le gouvernement du général Cavaignac devait être l’image fidèle de cette alliance ; les scrupules mal placés d’une conscience trop ombrageuse ont empêché jusqu’ici cette alliance d’être complète. On a écrit et affiché partout qu’on effaçait la distinction malencontreuse des premiers mois ; on a presque tout de suite eu peur de l’effacer trop et trop tôt. On en veut quand même conserver quelque chose, comme pour se décorer, en petit comité, du privilège spécial d’une meilleure origine. A tout seigneur tout honneur. On est de vieille roche républicaine : où serait l’avantage, si l’on ne tenait un peu la roture à distance ? Il y a beaucoup de ces pensées dans l’ardeur avec laquelle un grand nombre de représentans, qui sont fort loin de siéger sur notre pauvre montagne de 1848, auraient voulu néanmoins en protéger la cime contre les révélations notifiées par M. Bauchart.

La France, qui oublie tant de choses, et les oublie si vite, n’a pas encore