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de saint Paul, défendue énergiquement par les pères de l’église, imposée comme une règle de perfection à l’élite de la société chrétienne, c’est-à-dire aux moines : personne ne peut plus la mépriser. Mais je laisse volontiers de côté le secours que le christianisme a prêté aux professions industrielles pour m’attacher uniquement à l’influence morale qu’exerce le travail manuel.

Jean-Jacques Rousseau, dans l’Emile, recommande aussi le travail des mains ; il veut qu’Emile apprenne à être menuisier. Cette idée a fait beaucoup rire ; quant à moi, je l’ai toujours approuvée, et je me permettais de la défendre dès 1837. Je la défendais par les raisons que donne Rousseau, et qui sont curieuses à lire, aujourd’hui surtout ; je la défendais aussi à l’aide des raisons que j’empruntais à saint Augustin, dans son Traité du travail des moines. Un mot d’abord des raisons de Jean-Jacques Rousseau pour faire apprendre un métier aux enfans. « Vous vous fiez, dit-il, à l’ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il nous est impossible de prévoir ou de prévenir celle qui peut regarder nos enfans. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet. Les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l’Europe aient encore long-temps à durer... Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors[1] ? » Prophétie curieuse, déjà accomplie sur une génération, celle des émigrés de 92, et qui semble près de s’accomplir sur une autre génération, sur la nôtre, qui a pu croire et qui peut croire encore que le seul patrimoine solide que le père puisse laisser à ses enfans est le métier qu’il leur aura fait apprendre.

Ce n’est pas seulement à cause de l’instabilité des fortunes d’ici-bas que Jean-Jacques Rousseau prêche l’apprentissage du travail manuel : il montre aussi quels sont les avantages de cet exercice pour l’âme et pour le corps, et c’est de ce côté qu’il se rapproche de saint Augustin d’une manière imprévue. Ce que le grand docteur trouve de bon dans le travail des mains, c’est qu’il repose la pensée. L’âme ne peut pas toujours prier ; il faut donc passer d’un exercice à l’autre, et se délasser de l’activité de l’esprit par l’activité du corps. « Le grand secret de l’éducation, dit Jean-Jacques Rousseau, est de faire que les exercices du corps et ceux de l’esprit servent toujours de délassement les uns aux autres. » De cette manière, l’équilibre s’entretient. Vous n’avez pas des intelligences d’élite et des mains inhabiles et gauches. Il semble en effet que le monde soit partagé en deux classes différentes, celle des hommes qui sont forcés de mettre toujours les bras des autres au bout

  1. Emile, livre III.