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On connaît assez le rôle et les actions du calme et glorieux apôtre de la liberté américaine. L’impression qui est restée de cette illustre existence est celle que laisse une vie consacrée tout entière au devoir pratique, à la vertu simple et active, dévouée à l’un des plus grands buts qui puissent tenter l’ambition humaine, la création d’un peuple, plus qu’aucune autre marquée pour répandre dans le monde ces principes de liberté, de justice, de tolérance, qui sont devenus le domaine inaliénable de la civilisation moderne, la conscience publique s’est-elle donc trompée dans cette appréciation instinctive, ainsi que le veut M. Chasles ? Quelques témoignages familiers d’une correspondance inédite suffisent-ils pour altérer la physionomie générale de l’homme ? L’ironique biographe croit voir surtout dans Franklin une nature fine, rusée, égoïste, dépourvue des inspirations supérieures de l’abnégation et du dévouement, qui fait « de la vertu un art, de la probité un commerce, de l’amour des hommes un calcul, » en un mot, le représentant sans grandeur d’une société sans héroïsme. Quoi ! serait-ce là l’homme dont on a l’habitude d’invoquer la mémoire comme celle d’un bienfaiteur de l’humanité ? Serait-il vrai que nous assistions à une scène de plus de cette « comédie des réputations » que l’auteur signale à la verve sanglante d’un Molière ? Je ne veux pas dire qu’il n’y ait rien de vrai dans le point de vue critique de M. Chasles à l’égard de Franklin, qu’il faille se fier aux engouemens étourdis du salon de Mme d’Houdelot, du XVIIIe siècle tout entier, qui le travestissait en nouveau Christ ; que l’admiration vulgaire n’ait point exagéré, idéalisé outre mesure le côté sérieux du caractère du grand Américain, et qu’il n’y ait pas eu sous ce rapport ce que l’ingénieux critique appelle un mirage de l’histoire ; mais, dans son éloignement pour l’idolâtrie du lieu commun, M. Chasles ne s’est-il pas aussi trop complu à dépeindre l’autre face de cette nature supérieure, à en rechercher les faiblesses, les imperfections, à faire prédominer certains traits familiers qui ne sont qu’accessoires, et qui deviennent ici les signes caractéristiques ? N’a-t-il pas cédé, de son côté, à ce que j’appellerai un mirage de l’imagination ? Combinez avec impartialité tous ces élémens, essayez un instant de dégager ce qui doit survivre à ces appréciations extrêmes ; il restera le Franklin réel, grand dans sa simplicité, charmant dans sa vertu, vrai sage moderne et spirituel dans sa sagesse, comme il l’était dans sa charité délicate, ainsi que le témoigne une lettre à un M. Benjamin Webs, à qui il envoyait dix louis. « Quand vous retournerez dans votre pays, dit-il, si vous rencontrez un honnête homme qui soit dans cette même gêne où vous vous trouvez aujourd’hui, ayez la bonté de vous libérer envers moi en lui prêtant pareille somme ; mais recommandez-lui bien, en même temps, de s’acquitter à son tour de la même manière dès que ses facultés le lui permettront et qu’il en trouvera l’occasion. J’espère