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d’un penchant toujours caché dans quelque repli de la nature humaine, toujours prêt à se relever de ses défaites et à se produire sous un nouveau masque ? De nos jours, le scepticisme n’a point, il est vrai, le caractère exclusif, étroit, qu’il avait au XVIIIe siècle ; non, il affecte, au contraire, la largeur des idées, il simule la foi rénovatrice, il vise à embrasser le monde ; il ne lui faut rien moins à tenter que la reconstitution complète de l’humanité, et il s’étonne lorsque ce qu’il y a d’essentiellement destructeur en lui éclate tout à coup et se manifeste par de sanglantes perturbations. Qu’on s’y arrête un moment, le plus profond scepticisme n’est-il point le véritable et unique mobile de ces théories aussi vastes qu’impuissantes d’organisation qui ne tiennent aucun compte des conditions les plus immuables des sociétés, des sentimens les plus naturels, les plus irrésistibles du cœur de l’homme ? Dans le domaine de l’action, n’est-ce point le scepticisme qui fait chanceler les âmes en apparence les plus fières à l’heure où on les croyait au bout de leurs évolutions, qui les fait fléchir lorsqu’elles se trouvent sommées par leur fortune de choisir entre toutes les pensées qu’elles ont flattées, caressées et désertées tour à tour ? Et dans la sphère littéraire, n’est-ce point encore le scepticisme qui produit ces œuvres, mensonges éloquens de l’histoire, où d’inconciliables pensées viennent se heurter, où les inspirations les plus opposées se croisent et se neutralisent, où toutes les apothéoses, toutes les glorifications sont essayées, où les impressions de l’écrivain, à mesure que les événemens et les hommes passent devant lui, subissent je ne sais quelle transformation successive, sous le prétexte d’une impartialité qui n’est que de l’indifférence morale ou le jeu passionné d’une imagination mobile ? Certes, M. Chasles, et il l’en faut honorer, répudierait toute solidarité avec ce genre de scepticisme qui, pour être différent de celui du XVIIIe siècle, n’en a pas moins des conséquences funestes et n’est pas une moindre source d’erreurs d’une autre espèce, et pourtant notre spirituel contemporain, à son insu, ne se laisse-t-il pas aller par momens à l’invisible courant ? N’est-ce point, au fond, quelque peu de fantaisie sceptique qui explique ce penchant que je signalais dans M. Chasles à tenter toutes les interprétations, à contredire volontiers l’opinion accréditée, à substituer à cette vérité simple, directe, qui devient aisément vulgaire sans perdre de son élévation et de sa grandeur, une vérité étrange, inattendue, qu’il fait jaillir de la combinaison de détails réunis avec art, et qui rapetisse souvent les faits et les caractères ? Ingénieux caprice d’un esprit ardent et inassouvi, d’une intelligence déliée qui ne résiste pas à l’attrait de la nouveauté et de l’imprévu ! Voyez un des plus brillans essais de l’auteur, un de ceux où sont le mieux résumées toutes ses qualités d’intuition, de vigueur, de souplesse, de verve hardie, et dont l’éclat a décoré ces pages mêmes, la biographie de Franklin.