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obscurément nouées. Dans une autobiographie qui ne sera point perdue sans doute, et qui devra avoir l’attrait de tout livre sincère écrit avec une verve libre et forte, M. Chasles s’est plu à décrire cette période de sa vie, et ce qu’il pouvait y avoir de contrainte, ce qu’il y avait aussi de profondément instructif pour une imagination ardente, délicate et sensible. Il a peint avec plus de justesse ironique que d’enthousiasme ce monde révolutionnaire survivant, dont la maison paternelle était un des foyers les plus actifs, et qu’il a vu de ses yeux d’enfant. C’étaient des hommes que devait unir la solidarité d’un passé exceptionnel, et qui, rejetés de la scène, se cherchaient l’un l’autre comme on fait après un naufrage, qui vivaient entre eux, mêlant leurs souvenirs, se querellant parfois avec une puérilité peu digne de titans foudroyés, conspirant quand ils le pouvaient, et maudissant César qui les surveillait. «... Au fond, dit notre contemporain, ils n’étaient ni bons ni méchans. Une passion intense, générale, publique, les avait emportés comme un torrent emporterait un nageur qu’il soulèverait en l’entraînant. Aussi paraissaient-ils grands et redoutables, parce qu’ils bondissaient sur les flots rouges et tumultueux d’une révolution. Hors de ce courant impétueux, c’étaient les meilleures, et, à quelques exceptions près, les plus innocentes gens du monde. Caractères faibles, sans cela ils auraient péri ; ardens, sans cela ils n’auraient pas été portés à la cime des houles révolutionnaires ; esprits en général faux, — ils ne voyaient pas que le mouvement suivi par eux était passager ; enfin, médiocres la plupart quant à l’intelligence, mais pour cruels, non... » M. Chasles, le père du spirituel critique, marquait dans ce groupe par sa fougue orageuse. « C’était, dit son fils, la fièvre passée à l’état normal, de la lave au lieu de sang, la foudre éternellement grondante, une trombe au lieu d’un souffle.... L’habitude de conspirer et de déclamer faisait partie de sa vie. » Ce vieux conventionnel, qui avait été prêtre, général de brigade et avait reçu une grande blessure à Hondschoote, s’était renfermé avec sa colère et ce feu inextinguible de passion révolutionnaire que 93 avait allumé en lui. Sa seule occupation, ce fut l’éducation de son fils, qu’il assujétissait à la rigidité extrême de sa vie, et qu’il nourrissait des livres déistes du XVIIIe siècle. Le jeune homme se soumettait à ce régime mêlé d’études classiques, en sentait tout le poids, et saisissait, quand il le pouvait, une heure, un instant, pour aller respirer libre dans le vieux jardin ou se jeter sur quelque ouvrage d’une lecture moins rebutante, — roman, poésie, brochure, — qu’il dévorait avec délices. M. Chasles fit mieux : imbu des doctrines de Rousseau, avec cette foi absolue à la puissance des théories philosophiques et cette impétuosité de logique qui distinguent les hommes de sa génération, il voulut réaliser une des idées fondamentales de l’Emile, et transformer son fils en ouvrier, — en véritable ouvrier. L’auteur des Études