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calomnieuse malédiction du tiers-état. Que nous sommes loin de Tokéah et du Vice-roi ! S’il n’y avait là, après tout, un esprit d’élite et une rare imagination, on croirait lire les tribuns que vous savez.

Oui, disons-le-lui bien haut, M. Sealsfield a beau mettre en œuvre les plus poétiques ressources, ce livre est indigne de lui. L’auteur du Maître légitime et du Vice-roi, celui qui nous donnera bientôt le magnifique récit de Nathan, est un talent supérieur à qui la critique doit une mâle franchise, et je ne puis lui dissimuler l’espèce de colère que j’ai ressentie en lisant Morton. Cette colère s’accroît, quand on songe aux espérances que le début du livre permettait de concevoir. Ce petit-neveu d’un général américain, protégé par la France et envoyé à Paris avec une mission secrète, me représentait le symbole d’une alliance entre les deux pays les plus démocratiques de la terre. J’attendais que M. Sealsfield me montrât la sérieuse démocratie des États-Unis donnant des leçons et des conseils à la démocratie encore si inexpérimentée du vieux monde. L’âme de Washington visitait la patrie de Lafayette. Hélas ! aujourd’hui plus que jamais nous aurions besoin de cette féconde assistance et de ces glorieux modèles. Je me laissais donc aller à mon rêve, et, après avoir lu les premiers chapitres, j’imaginais la suite du roman ; inspiré par M. Sealsfield, je me construisais tout son poème. Pourquoi faut-il que M. Sealsfield ait été si infidèle à ses promesses ? Dans ses premiers romans, la pensée est claire, la langue est nette, et pourtant, sous ce récit d’une simplicité si belle, on sent fermenter une riche et abondante poésie. Dans Morton, au contraire, la forme est brillante ; ce ne sont que mythes et symboles : l’auteur a quitté la terre, et sa fantaisie nous emmène aux régions de l’impossible ; mais, malgré ce luxe, malgré cette ambitieuse fantasmagorie, le fond est d’une désolante sécheresse. Quoi de plus prosaïque, en effet, que de rapetisser les grandes choses ! Ou bien ce livre n’a pas de sens et n’est qu’une énigme indéchiffrable, ou bien c’est un outrage à ce qu’il y a de plus grand dans le monde moderne, à 89 et au génie de la France.

Heureusement M. Sealsfield est homme à prendre d’éclatantes revanches. Après cette malheureuse excursion au pays des chimères, il revient dans son Amérique chérie, et il y trouve matière à des inventions pleines de nouveauté et de fraîcheur. Le Maître légitime et le Vice-roi sont des compositions d’un ordre élevé, ce sont de grandes et belles toiles : M. Sealsfield va nous donner des tableaux de genre. Les gracieux essais dont je parle sont le commencement d’une série qui embrasse à la fois des esquisses familières et des récits d’une poésie plus haute, des scènes de la vie domestique et ces peintures magistrales où M. Sealsfield sait si bien représenter ce qu’il appelle un moment dans le drame de l’histoire du monde. Cette série, qui forme cinq