Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/484

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

siennes, il murmurait, tandis que ses yeux plongeaient dans le lointain : C’est le 20 janvier que je devais partir pour Paris, et nous voici au 3. La lettre de Lomond est du 19 décembre. Ces bateaux sont sans prix ; ils volent comme des hirondelles. Morton, vous serez au Havre le 20, et le 15 du mois prochain à Londres. — Ayez seulement la bonté de commander aux vents. — Vous avez avec vous la fortune du vieux Stéphy ; quel vent vous servirait mieux ? répliqua-t-il gravement. Il tenait toujours les mains du jeune homme. — Capitaine Morton, adieu ! cria une voix du paquebot. Le banquier ne remarquait rien ; il continua : — Jeune homme, vous emportez l’esprit de votre grand-oncle endossé par le vieux Stéphy. N’oubliez pas que vous m’appartenez, que je n’ai pas besoin d’une machine, que vous serez le représentant du vieux Stéphy, et que vous devez agir vite et résolument selon les circonstances. Ah ! j’oubliais, voici votre lettre de crédit pour M. Lomond. (La lettre de crédit était une petite carte sale, roulée et cachetée.) Maintenant, mon ami, et il est rare que le vieux Stéphy se serve de ce nom, mon ami, adieu ! et, si vous ne vous vengez pas du destin, c’est votre faute ; si vous ne revenez pas avec un million, c’est plus qu’une faute. Holà ! hé ! tous, John, Mike, Ben ! conduisez ce gentleman à bord du Maryland. Un dollar à chacun de vous. »


Que va donc faire à Londres l’ambassadeur de Stéphy ? Que produira l’esprit de l’Amérique endossé par l’esprit de la France ? car tel est, j’imagine, le caractère de Morton, tel est le sens de ce bizarre symbole. Par malheur, ces symboles, ces personnifications poétiques d’une grande idée promettent ordinairement beaucoup plus qu’elles ne tiennent. Il était digne d’un poète supérieur de personnifier énergiquement les grands peuples démocratiques, et de les montrer aux prises avec des symboles contraires. L’imagination aventureuse de Jean-Paul, guidée par des principes plus sûrs, eût été à l’aise en de pareils sujets ; l’esprit si net de M. Sealsfield y est dépaysé. Son œuvre a le tort de n’être ni un roman, ni un poème. Quelle que soit la hardiesse de la pensée, il y a trop de réalité pour un poème fantastique ; pour un roman, les situations sont fausses, et les personnages impossibles.

Morton arrive à Londres, chez le correspondant de Stéphy, chez Lomond, une sorte d’usurier à la physionomie sombre, aux habitudes louches et mystérieuses. L’usurier a établi son repaire dans un des quartiers les plus pauvres de la Cité, au milieu de la hideuse misère de Saint-Giles, et c’est là qu’il reçoit le jeune et brillant Morton. A peine le gentleman américain est-il installé dans la demeure de l’usurier, que tous les grands seigneurs de l’aristocratie britannique s’empressent de lui rendre visite. Bien plus, les diplomates, les sous-secrétaires d’état, se rendent en foule auprès de lui. Sa maison est le rendez-vous des héros du sport, de la politique et de la finance, comme un des plus riches hôtels du West-End. Ce sont des orateurs de la chambre des communes qui viennent lui demander son appui, ce sont des diplomates qui lui proposent les négociations les plus importantes. Il est clair que Morton