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frontière, leurs officiers rabaissent trop légèrement l’ennemi qu’on leur annonce. Les Allemands ne supportent pas que l’on compare des hommes fournis par le recrutement démocratique d’outre-Rhin aux serfs enrégimentés à la manière russe ; ils ne veulent pas comprendre tout ce qu’il y a d’énergie redoutable dans ce mépris de la souffrance auquel le Russe est habitué par son régime d’esclave comme à une seconde nature ; ils ne se figurent pas non plus l’exaltation superstitieuse qui pousserait à l’occasion ces paysans barbares, et qui peut valoir en eux ce que vaut chez d’autres l’enthousiasme du patriotisme. Enfin ils exagèrent les causes et les progrès de la dissolution sociale qui mine l’édifice moscovite, et ils la supposent bien plus près d’aboutir qu’elle ne l’est en effet. Le servage, qui ne peut subsister que dans un milieu patriarcal, devient à coup sur plus dangereux à mesure que la bureaucratie intervient davantage dans la vie intérieure de la nation moscovite ; mais le culte que le peuple rend à la majesté impériale dans toute la Grande-Russie, la vénération fanatique avec laquelle il salue son seigneur et son père, donnent sur cette masse une prise assez forte pour comprimer encore, soit chez elle, soit ailleurs avec elle, toutes les velléités d’émancipation dont on redouterait l’issue.

Ce n’est pas là qu’est l’embarras de la puissance russe, aussitôt qu’elle veut dépasser ses frontières et peser directement sur l’Europe. Il est, quant à la difficulté morale, dans l’aversion que la vieille noblesse agricole, le plus pur sang du pays, a toujours témoignée, lorsqu’il s’est agi d’aventures lointaines. Il est, d’un point de vue tout opposé, dans la crainte de propager la contagion libérale au sein de cette noblesse par un rapprochement quelconque avec l’Occident. L’embarras matériel est lui même plus incommode encore que l’embarras moral La Russie a beau garder sous sa main un effectif considérable ; ce n’est pas le tout d’avoir ordonné des levées aux quatre coins de l’empire, il faut encore les acheminer jusqu’à la base d’opérations, qui est le Dnieper ; il faut les placer sur les grandes lignes de défense qui sont en avant de cette base et qui la protègent contre l’Europe, sur la Dwina et la Bérésina, sur le Bug et le Niémen, sur la Vistule, sur la Warta. Or toutes ces lignes sont comprises dans le réseau stratégique de la Pologne, et elles sont coupées aussitôt que la Pologne se lève, ou bien il faut les garder pied à pied pour que la Pologne ne se lève pas. Tant que la Pologne n’est point réconciliée, la Russie, en guerre avec l’Europe, est donc obligée de veiller à ses communications tout le long de ces grandes lignes qui courent de la Warta au Dnieper, parce que le pays intermédiaire est aussitôt pays hostile. Il n’y a qu’un pacte avec les vaincus de Varsovie et de Cracovie qui puisse rendre à la Russie la liberté de ses mouvemens : c’est une nécessité qu’elle sent bien, et nous ne sommes pas, à présent, très persuadés qu’elle ne réussira jamais à l’aplanir : la cause des russomanes ne peut que gagner à la décomposition générale des états allemands.

Tout en estimant à leur valeur les ressources actives des Russes, les moyens matériels avec lesquels ils pourraient, en un jour donné, sortir de chez eux, nous trouvons, comme on voit, de grands obstacles à cette agression directe dont la pensée inquiète l’Europe. Il n’y aurait qu’une circonstance qui la rendit plus facile, ce serait que l’Europe elle-même s’entendit pour la favoriser, que l’Europe en désarroi, dans le pêle-mêle actuel de tous les intérêts et de toutes les prétentions, s’associât à quelque nouveau progrès de l’empire septentrional, et lui ou-