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événement ; aujourd’hui c’est une bonne fortune, rendue précieuse par les circonstances dans lesquelles elle se produit.

Le salon que les amis de M. Ingres lui firent, il y a trois ans, et qui inaugura la galerie de la société des artistes au bazar Bonne-Nouvelle, formait, si l’on s’en souvient, une suite habilement variée de onze tableaux de différentes époques, disposés de manière à présenter un abrégé complet de l’œuvre de M. Ingres. Toutes les phases de son talent s’y trouvaient représentées, phases plus diverses qu’on se serait peut-être, au premier abord, tenté de croire. Il fut curieux d’en suivre la gradation, depuis l’Œdipe expliquant l’énigme, qui remonte aux débuts de l’auteur, jusqu’au portrait de Mme d’Haussonville, qui était alors son dernier ouvrage. Entre ces deux points extrêmes, la Françoise de Rimini et la Chapelle Sixtine, la Stratonice et le portrait de M. Berlin formaient des oppositions tranchées et témoignaient de transformations successives qu’on n’avait encore jamais bien pu apprécier, quelques-uns de ces tableaux n’étant pas connus du public, les autres n’ayant été jugés qu’à distance et à de longs intervalles. Aussi ne fut-on pas peu surpris de voir ce talent fécond se révéler sous des aspects aussi contrastés qu’inattendus, et faire justice de l’accusation de monotonie qui lui avait été si souvent jetée. À côté de compositions inspirées par l’étude du moyen-âge et de l’antique, telles que la Françoise de Rimini, d’un sentiment si naïf et si plein de grâce, et la Stratonice, d’un fini si précieux, cette mouvante physionomie de la Chapelle Sixtine un jour de grande cérémonie, rendue avec le feu et l’entrain d’une ébauche, et les portraits surtout, accusaient une étonnante puissance de réalité. Il y avait là comme deux catégories distinctes, presque deux manières, dans lesquelles l’art du peintre aux prises, tantôt avec le modèle et la nature, tantôt avec l’idéal et la tradition, se maintenait toujours à une égale hauteur.

On trouve précisément, dans les deux tableaux que M. Ingres vient d’exposer, une expression complète de ce contraste. Sa Vénus anadyomène et le portrait de Mme la baronne de Rothschild sont deux œuvres capitales, traitées chacune avec une grande supériorité, mais chacune d’un sentiment et d’un faire tout-à-fait à part, ainsi que le demandait la différence du sujet. Le portrait de Mme de Rothschild resplendit de tout le réalisme vigoureux de l’école vénitienne, et, dans tout ce qu’a fait M. Ingres, nous ne connaissons rien d’aussi poétique, d’aussi idéalement beau que son Anadyomène, rien dont l’exécution rende aussi parfaitement la fraîcheur de l’idée. Le mérite particulier et étrange de cette œuvre tient, au reste, à des conditions tout-à-fait exceptionnelles : c’est un rêve de jeunesse réalisé dans la puissance de l’âge mûr, bonheur que peu de gens obtiennent, artistes ou autres. Quand le talent et la main se sont formés par de nombreuses années d’études, en vain cherche-t-on souvent à ressaisir la naïve inspiration d’autrefois. Juillet est venu apportant la moisson et les fruits dorés ; mais les fleurs du printemps sont flétries, et la frêle odeur des amandiers s’est pour toujours enfuie. Toute la science du peintre de la Transfiguration ne lui fera jamais retrouver la grâce céleste et l’adorable gaucherie du groupe de jeunes filles placé à la suite de la Vierge dans Sposalizio. Si M. Ingres eût attendu jusqu’à ce jour pour composer une Vénus, il est probable qu’il l’eût conçue d’une manière différente. Sans doute, sa Vénus eût