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dans le vrai, et son génie avait devancé son siècle. » Un tel éloge pourrait convenir à un philosophe ; il ne vaut pas pour un souverain, qui doit être l’homme du présent et de la pratique. On ne supprime pas dans ce monde un de ses élémens essentiels, le temps, qui ne se règle pas sur l’impatience des esprits despotiques ; le temps, qui ne se mesure pas aux nations comme aux individus ; le temps, que Dieu même voulut accepter comme un élément de sa création. Les historiens, pour lesquels la vie des peuples se résume en quelques pages, ont eu souvent trop de faible et de partialité pour ces caractères qui leur ont para avoir je ne sais quelle prescience et quelle intuition de l’avenir. Laissons ce don aux prophètes ; contentons-nous de demander aux rois et à ceux qui sont à la tête des nations l’intelligence de leur propre temps ; c’est à nous et à notre époque qu’ils doivent songer ; l’horizon est assez vaste et le but assez élevé ; on ne gouverne pas pour les races futures. Il y a plusieurs manières de voir mal, plusieurs sortes de mauvaises vues : les vues trop longues ne sont pas meilleures que les vues courtes ; elles trompent aussi sur les vraies proportions et le rapport des objets. Dieu nous garde des gens qui voudraient mener le monde, les yeux armés d’un télescope : ils ne sont jamais dans le milieu commun ; pour eux, il fait jour quand tout reste ici sous les ombres et le repos de la nuit ; malheur à vous s’ils conduisent le vaisseau qui porte la patrie et sa fortune ! Les astres qu’ils aperçoivent déjà ne se lèveront que demain ; la manœuvre s’ordonne et s’exécute pour des latitudes où vous n êtes pas encore. « Voilà le port, » s’écrient-ils, et vous périssez au milieu des écueils !

Qu’arriva-t-il de Joseph et des révolutions qu’il avait semées autour de lui ? La vérité, la réalité, qu’il avait voulu violer et contraindre, se vengèrent énergiquement et avant même qu’il eût disparu. Il vit la révolte des Pays-Bas préparer à l’Autriche la perte de ces riches provinces ; la répulsion universelle de la Hongrie contre ses réformes l’obligea à les retirer lui-même. Découragé, malade, doutant pour la première fois de lui et de ses systèmes, il signa d’une main tremblante le décret qui abolissait toutes ses réformes ; il le signa en hongrois, dans cette langue qu’il avait proscrite ; on montre encore à la chancellerie de Bude, comme un trophée pour l’orgueil national, cette signature mal assurée, témoignant d’un tardif repentir.

Joseph mourut sans illusion. Il sentait que ses peuples attendaient sa fin comme une heure d’affranchissement ; mais sa plus vive douleur fut la certitude que, lui mort, chaque chose allait reprendre sa place, et que son règne ne serait, dans l’histoire, qu’une expérience chimérique déconcertée par l’événement. On a dit de lui qu’en inoculant le révolution à l’empire, il l’en avait préservé. On voit aujourd’hui ce que valent les remèdes appliqués avant le temps. L’empire eut l’inoculation,