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et de beauté va disparaître à la fois. Le cours ordinaire des ans est venu frapper une tête illustre au milieu de toutes ces têtes non moins chères qu’abattait la mitraille : M. de Chateaubriand est mort.

Sans cette universelle désolation qui confond tant de douleurs en une seule, la fin d’une existence aussi éclatante eût été un événement public. M. de Chateaubriand restait le dernier de son siècle ; il nous quitte après tous ses contemporains, après Goethe, Cuvier, Royer-Collard, fermant pour ainsi dire la marche, et conduisant le deuil de sa génération, comme Bossuet, en 1704, conduisait le deuil de la sienne. Génération puissante qui avait traversé deux mondes, qui dans l’ancien avait désiré, conçu, voulu le monde nouveau, qui dans le nouveau gardait toujours un si brillant reflet de l’ancien ! génération mémorable, tout illuminée par le rayonnement de ces merveilles auxquelles elle assistait et dont elle était partie, quorum pars magna. Ce rayonnement n’a pour personne été plus vif que pour M. de Chateaubriand, et il n’est pas d’esprit qui se soit exalté comme le sien au contact magique de son époque. Voyant alors toutes choses en grand, il les rendait toutes avec une splendeur qui est devenue le cachet de son génie. Si ce n’était point la pureté primitive des penseurs et des écrivains d’autrefois, c’était encore un charme imposant et souverain. Depuis, ce charme nous a moins émus, parce que les plagiaires l’ont trop exploité. Les beaux diseurs de paroles creuses qui se sont mis à la suite du maître lui ont gâté son art en l’employant à froid ; ils auraient presque terni sa gloire en cherchant à se l’appliquer. C’est qu’ils ne couvraient, sous leur emphase sonore, que des ambitions vulgaires ou des visées médiocres ; l’emphase dans la vulgarité, n’est-ce pas la plaie de ce temps-ci ? À tous les momens de sa carrière, M. de Chateaubriand a visé haut ; il s’est marqué tantôt une tâche et tantôt l’autre, mais toujours une grande : c’est pour cela qu’il était comme à l’aise dans la pompe romanesque de son style et de ses idées.

Il faudrait assurément des jours moins troublés que les nôtres, si l’on voulait considérer à loisir cette noble figure maintenant évanouie ; mais comment avoir un peu de calme pour apprécier l’œuvre des morts, quand on est si fort envahi par le tumulte de la vie révolutionnaire ? Comment goûter avec quelque liberté les plaisirs et les miracles de l’intelligence, quand on est poursuivi par les scandales, par les fureurs de cette littérature quotidienne qu’enfante à sa honte la presse déchaînée ? Nous n’avons jamais voulu mentionner jusqu’ici les misérables pamphlets qui se criaient par les rues dans ces derniers mois, et qui semblaient sortir de la boue des pavés. C’était peut-être un signe du temps : nous nous obstinions à croire qu’il ne durerait point, et nous aimions mieux l’ignorer. Le premier acte du pouvoir exécutif, aussitôt qu’il a été investi des droits que lui donnait l’état de siège, la première mesure dictatoriale, ç’a été la suppression de ces feuilles pernicieuses. Elles ont fait ainsi presque autant de mal en tombant qu’elles en avaient fait en se produisant, puisqu’elles ont été la cause de cette rude atteinte que la république était obligée de porter à la liberté, puisqu’elles ont entraîné dans leur chute des journaux qu’on n’eût certainement point frappés, si elles n’avaient pas fourni le prétexte d’une rigueur aussi générale. Nous espérions que la république rouge, comme elle s’intitulait naguère encore avec orgueil, que la république des mauvaises passions modérerait enfin sa violence au spectacle des désastres qu’elle avait engendrés. La résipiscence