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de la manière la plus équitable, et l’association fut rompue. Aussitôt on vit renaître chez le plus grand nombre une grande émulation, et à la fin de 1845 ces trois villages étaient de beaucoup les plus prospères du Sahel. Seulement il y avait de grandes inégalités dans cette prospérité. M. Pétrus Borel, inspecteur de colonisation, signala, dans un rapport, des colons de Méred qui avaient pour 5 ou 6,000 francs de bestiaux en tout genre, tandis que d’autres n’avaient pas même conservé ceux qui leur étaient échus en partage, et n’avaient pas assez de récoltes pour vivre. Cela est dans la nature des choses : l’égalité absolue n’est pas de ce monde, c’est Dieu lui-même qui l’a voulu, puisqu’il crée les hommes si divers en force, en intelligence, en activité, en penchans. Les socialistes, affligés de voir souvent la misère à côté de l’aisance, et même de la richesse, poursuivent la chimère de l’égalité parfaite. Ils croient l’avoir saisie dans l’association, ils se trompent ; ils n’obtiendront que l’égalité de la misère.

Je pense, avec M. Michel Chevalier, que, pour améliorer le sort des masses, il faut augmenter le capital et les produits, mais surtout ceux de l’agriculture. Or, le capital ne peut s’accroître quand la production diminue, et des faits concluans nous ont prouvé que l’association est moins pproductive que le travail basé sur l’intérêt individuel.

Je viens de montrer les difficultés, je dirais presque les impassibilités de l’association des ouvriers, du moins sur une grande échelle. On aurait tort d’en conclure que je suis ennemi du principe : non, et j’ai toujours cru que, dans certains cas, les hommes augmenteraient leur bien-être en associant leurs efforts et leurs intérêts ; mais, comme je n’ai point le fanatisme d’une théorie, j’ai bientôt reconnu que leurs instincts, leurs sentimens tendent à les séparer. Ce que je n’ai jamais cru, c’est que l’association, comme l’entendent nos socialistes, pût être un système général d’organisation de la société et du travail. Je l’admets comme pouvant s’appliquer et réussir dans des circonstances exceptionnelles, et pour cela je veux qu’elle soit non-seulement autorisée, mais encore encouragée, pourvu que l’encouragement ne soit pas donné par la spoliation de la bourgeoisie ou des chefs du travail. J’en déjà établi que cela ruinerait les travailleurs, au lieu de les enrichir.

Si les socialistes de toutes nuances poursuivent avec ardeur, au péril de la société, l’application de leurs idées, c’est qu’ils n’ont pas su voir ce qu’ils demandent réalisé déjà en grande partie sous la seule forme possible. Est-ce que toutes les classes de la société ne sont pas solidaires dans leurs intérêts ? Avec la liberté et l’égalité devant la loi, une classe peut-elle prospérer ou souffrir sans que les autres souffrent ou prospèrent ? Tous les intérêts ne sont-ils pas étroitement liés par la force des choses ? On ne le voit que trop : lorsque, par suite des perturbations politiques, le crédit, l’industrie, le commerce, sont ébranlés, tout est