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O les terribles vers ! Ils firent un effroyable mal aux oreilles des tyrans ! L’empereur et le tambour-major s’enfuirent terrifiés par ces accens.

Tous les deux ils reçurent le châtiment de leurs péchés, et ils firent une misérable fin. L’empereur Napoléon tomba aux mains des Anglais.

Sur le rocher de Sainte-Hélène, ils lui infligèrent un infâme supplice. Il mourut à la fin d’un cancer à l’estomac.

Le tambour-major fut également destitué de sa position. Pour ne pas mourir de faim, il est réduit à servir comme portier dans notre hôtel.

Il allume les poêles, frotte les parquets, porte le bois et l’eau. Avec sa tête grise et branlante, il monte haletant les escaliers.

Chaque fois que mon ami Fritz vient me faire visite, il ne se refuse jamais le plaisir de railler et de tourmenter ce pauvre homme au corps si maigre et si long.

Laisse là la raillerie, ô Fritz ! Il ne sied pas aux fils de la Germanie d’accabler de sottes plaisanteries la grandeur déchue.

Tu dois, il me semble, traiter avec respect des gens de cette espèce ; — il se peut bien que ce vieux soit ton père du côté maternel !


Nous ne pouvons que mentionner ici quelques autres ballades déjà connues en France. Les Deux Grenadiers, par exemple, où se trouve l’idée de la Revue nocturne de Sedlitz, qui ne parut que long-temps après. Dona Clara est pour ainsi dire le pendant d'Almanzor. Là, c’est un musulman qui trahit sa foi pour l’amour d’une chrétienne ; ici, un juif prend le costume d’un chevalier pour séduire la fille d’un alcade. La scène se passe dans des jardins délicieux ; c’est une longue causerie amoureuse où la jeune fille laisse échapper çà et là des railleries contre les juifs sans savoir qu’elles vont frapper douloureusement au cœur de l’amant. La conclusion est que le faux chevalier, après avoir pressé dans ses bras la jeune Espagnole, lui avoue qu’il est le fils du grand rabbin de Saragosse. Le trait railleur manque rarement, chez Heine, au dénomment des ballades les plus colorées et les plus amoureuses. Pourtant le Pèlerinage à Kevlaar est une légende toute catholique, dont rien ne dérange le sentiment religieux. Il s’agit d’un pèlerinage vers une certaine chapelle où la Sainte-Vierge guérit tous les malades. L’un lui présente un pied, l’autre une main de cire, selon l’usage, pour indiquer la partie de son corps qui souffre. Un jeune homme apporte à la Vierge un petit cœur de cire, car il est malade d’amour. — La nuit suivante, le jeune homme est endormi ; sa mère, en le veillant, s’est endormie aussi ; mais elle voit en rêve la mère de Dieu qui entre dans la chambre sur la pointe du pied. Marie se penche sur le malade, appuie doucement la main sur son cœur et disparaît. — Les chiens aboyaient si fort dans la cour, que la vieille femme se réveilla. Son fils était mort, « les lueurs rouges du matin se jouaient sur ses joues blanches.

« La mère joignit pieusement les mains, et pieusement, à voix basse, elle chanta : Gloire à toi, Marie ! »

Mais il faudrait en citer bien d’autres ; — achevons plutôt d’apprécier encore les caractères généraux du talent d’Henri Heine. Il a, entre autres qualités, le sentiment le plus profond de la poésie du Nord, quoique méridional par tempérament, comme lord Byron, qui, né dans la brumeuse Angleterre, n’en est pas moins un fils du soleil ; — il comprend à merveille ces légendes