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Henri Heine est, si ces mots peuvent s’accoupler, un Voltaire pittoresque et sentimental, un sceptique du XViiie siècle, argenté par les doux rayons bleus du clair de lune allemand. Rien n’est plus singulier et plus inattendu que ce mélange involontaire d’où résulte l’originalité du poète. À l’opposé de beaucoup de ses compatriotes, farouches Teutons et gallophages, qui ne jurent que par Hermann, Henri Heine a toujours beaucoup aimé les Français ; si la Prusse est la patrie de son corps, la France est la patrie de son esprit. Le Rhin ne sépare pas si profondément qu’on veut bien le dire les deux pays, et souvent la brise de France, franchissant les eaux vertes où gémit la Lurley sur son rocher, balaie, de l’autre côté, l’épaisse brume du Nord et apporte quelque gai refrain de liberté et d’incrédulité joyeuse, que l’on ne peut s’empêcher de retenir. Heine en a retenu plus que tout autre, de ces chansons aimablement impies et férocement légères, et il est devenu un terrible railleur, ayant toujours son carquois plein de flèches sarcastiques, qui vont loin, ne manquent jamais leur but et pénètrent avant. Ah ! plus d’un qui n’en dit rien, et tâche de faire bonne contenance, quoiqu’il soit mort depuis long-temps de sa blessure, a dans le flanc le fer de l’un de ces dards empennés de métaphores brillantes. Tous ont été criblés, les dieux anciens et les dieux nouveaux, les potentats et les conseillers antiques, les poètes barbares ou sentimentaux, les tartufes et les cuistres de toute robe et de tout plumage. Nul tireur, fût-il aussi adroit qu’un chasseur tyrolien, n’a abattu un pareil nombre des noirs corbeaux qui tournent et croissent au-dessus du Kyffhauser, la montagne sous laquelle dort l’empereur Frédéric Barberousse, et si l’Épiménide couronné ne se réveille point, certes, ce n’est pas la faute du brave Henri ; dans son ardeur de viser et d’atteindre, il a même lancé à travers sa sarbacane, sur la patrie allemande, sur la vieille femme de là-bas, comme il l’appelle, quelques pois et quelques houppes de laine rouge, cachant une fine pointe, qui ont dû réveiller parfois, dans son fauteuil d’ancêtre, la pauvre grand’mère rêvassant et radotant.

Il n’a pas manqué jusqu’à présent de ces esprits secs, haineux, d’une lucidité impitoyable, qui ont manié l’ironie, cette hache luisante et glacée, avec l’adresse froide et l’impassibilité joviale du bourreau ; mais Henri Heine, quoiqu’il soit aussi cruellement habile que pas un d’eux, en diffère essentiellement au fond. Avec la haine, il possède l’amour, un amour aussi brûlant que la haine est féroce ; il adore ceux qu’il tue ; il met le dictame sur les blessures qu’il a faites et des baisers sur ses morsures. Avec quel profond étonnement il voit jaillir le sang de ses victimes, et comme il éponge bien vite les filets pourpres et les lave de ses larmes !

Ce n’est pas un vain cliquetis d’antithèses de dire littérairement d’Henri Heine qu’il est cruel et tendre, naïf et perfide, sceptique et crédule, lyrique et prosaïque, sentimental et railleur, passionné et glacial, spirituel et pittoresque, antique et moderne, moyen-âge et révolutionnaire. Il a toutes les qualités et même, si vous voulez, tous les défauts qui s’excluent ; c’est l’homme des contraires, et cela sans effort, sans parti pris, par le fait d’une nature panthéiste qui éprouve toutes les émotions et perçoit toutes les images. Jamais Protée n’a pris plus de formes, jamais dieu de l’Inde n’a promené son âme divine dans une si longue série d’avatars. Ce qui suit le poète à travers ces mutations perpétuelles et ce qui le fait reconnaître, c’est son incomparable perfection