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obstacle inattendu. Une forte cascade s’annonçait par un murmure de plus en plus distinct, et notre pilote sauvage paraissait livré à une vive inquiétude ; il faisait des signes que nous avions peine à comprendre, mais nous devinions parfaitement que la passe était des plus dangereuses. Les eaux se précipitaient avec furie contre les rochers. Nous n’avions d’espoir que dans son adresse et sa connaissance des localités. Une pensée traversa en ce moment mon esprit comme un éclair. Le pilote ne cherchait-il pas notre perte, et ces Indiens qui se pressaient sur le rivage n’attendaient-ils pas avec anxiété le moment de frapper de leurs massues ceux d’entre nous qui échapperaient au naufrage ? Je fis placer derrière le pilote deux hommes sûrs avec ordre de lui brûler la cervelle au premier signe ; mais tout se passa bien. Le canot, suivi du reste de la flottille, se précipita dans la passe étroite ; nous fûmes couverts d’écume, et en instant l’écueil redoutable était franchi. Le vieux chef, s’abandonnant alors à une joie folle, se mit à danser en entonnant un chant monotone.

Avant d’aborder près du village, je fis arrêter les canots. Il fallait s’assurer de nos moyens de défense en cas d’attaque. Chacun de nos hommes avait un fusil et une giberne bien garnie de munitions. Sur les bancs des rameurs étaient placés des pistolets, des sabres, des piques et des haches ; enfin, nous étions en état de tirer deux mille coups de fusil. Dans de telles conditions, nous n’eussions pas craint tous les Indiens de la rivière, et nous accostâmes avec une parfaite sécurité.

Le village des Indiens était formé d’une centaine de maisons construites en feuilles de palmier et pouvant être démontées avec facilité. Les Indiens ne résident sur les plages que pendant la saison de la sécheresse. Nous fûmes bien reçus, ce que j’attribuai à la manière dont j’avais traité l’équipage de la pirogue, car plusieurs des hommes qui la montaient vinrent au-devant de nous. Les Indiens nous conduisirent dans le village. Les maisons forment une rue assez régulière, au milieu de laquelle on remarque une sorte de place dont le centre est occupé par une hutte dans laquelle on conserve les bonnets sacrés. On désigne ainsi les objets d’une sorte de culte superstitieux. Les bonnets sacrés sont recouverts de plumes d’ara ; ils ont d’un mètre à un mètre et demi de haut, et sont garnis, dans la partie inférieure, de feuilles pendantes, en sorte que l’homme qui les revêt devient entièrement invisible. Je ne pus obtenir de renseignemens sur l’usage de ces bonnets ; mais on retrouve ces ornemens sacrés chez tous les peuples de la rivière appartenant aux diverses tribus des Carajas. A certaines époques de l’année, on promène solennellement ces bonnets, et on m’assura que les femmes se retiraient alors dans les bois, car, si l’une d’entre elles apercevait ces fétiches, elle serait considérée comme impure et immédiatement mise à mort.