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défenseurs, étrangers à toutes les factions qui l’ont déchirée de tant de manières, ont forcé par leur valeur les puissances étrangères à abandonner un système d’opposition et de partage qui les avait armées contre le peuple français, qui voulait être libre. » La phrase de Jourdan n’est pas très élégante, mais elle est claire et exprime très bien l’opinion de nos armées quant aux prétendus sauveurs de la France. Le 18 brumaire est une preuve dernière et décisive des sentimens qu’inspiraient aux hommes d’épée les hommes du couperet. Quand Lucien, quittant son fauteuil de président, vint à cheval haranguer les troupes pour les mener à l’assaut du corps législatif, que leur dit-il ? L’entendit-on, parlant la langue des historiens d’aujourd’hui, s’écrier : Soldats, venez venger les grands penseurs de la montagne, les sauveurs de la patrie, les martyrs de la justice et de la liberté ? » Non, ce langage n’aurait pas été compris ; calomniant la plupart de ses collègues, républicains honnêtes, qui, pour avoir secoué le joug de Robespierre, ne voulaient point subir le joug de Bonaparte, Lucien les accusa devant l’armée d’être les amis, les complices, les continuateurs de Robespierre, et, pour animer les soldats, il leur dit en propres termes : «  Au nom de ce peuple qui, depuis tant d’années, est le jouet de ces misérables enfans de la terreur, je vous ordonne de marcher ! » Et les soldats marchèrent, persuadés qu’ils croisaient la baïonnette contre des égorgeurs de femmes, d’enfans et de vieillards, et la représentation nationale fut violée, et la liberté succomba, comme elle succombera toujours sous l’influence de ces noms funestes que des esprits malavisés s’obstinent à nous donner pour des symboles de liberté.

La publication des Mémoires de M. de Chateaubriand sera, sous ce rapport, un excellent contre-poison. L’illustre écrivain aimait, comme un autre, la popularité. Quel génie ne l’aime pas ? Mais il est des sacrifices qu’il ne lui fit jamais, et, s’il ne fut pas toujours semblable à lui—même dans les détails, il a eu le droit de dire : « Les grandes lignes de mon existence n’ont point fléchi, » car il sut toujours maintenir au dedans de lui des points fixes, s’imposer des devoirs, les suivre jusqu’au bout, sacrifier à ces devoirs non-seulement des intérêts, ce qui n’est rien pour les âmes de cette trempe, mais des suffrages, ce qui est beaucoup. Sa vaste intelligence était ouverte à toutes les idées nouvelles ; on trouvera dans les Mémoires les pensées les plus hardies sur l’organisation future des sociétés, pensées que, par parenthèse, laissait déjà entrevoir, il y a cinquante ans, le jeune auteur de l’Essai sur les révolutions ; mais toute doctrine appuyée sur la négation du droit, sur l’adoration de la force, sur ce qu’il appelait énergiquement le culte du crime, y est sévèrement châtié : ces doctrines furent toujours odieuses à M. de Chateaubriand. « Tout crime, dit-il, porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur ; pratiquons donc le bien pour être