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même au temps où il était le plus engagé dans les rangs d’un parti hostile à la démocratie, sa pensée dominante fut toujours de « réconcilier les hommes d’autrefois avec les institutions nouvelles, » non sans mêler, il est vrai, aux institutions nouvelles plusieurs idées d’autrefois. Il a fini, plus tard, par reconnaître qu’en politique il n’y avait rien à faire ni avec les hommes ni avec les idées d’autrefois ; il s’est de plus en plus incliné vers l’avenir, et, sa vieillesse se retrempant dans les impressions de son jeune âge, l’auteur des Mémoires s’est trouvé souvent identique à l’auteur de l’Essai sur les révolutions, ou mieux (et pour parler ce langage qui n’appartient qu’à lui), les rayons de son couchant se sont croisés et confondus avec les rayons de son aurore. Toutefois, en rendant librement les armes à la révolution, l’auteur des Mémoires ne les rend qu’à elle et non point à ces postiches sanglans qu’on nous donne trop souvent pour elle, et qui sont à la révolution ce que l’inquisition ou la Saint-Barthélémy furent à l’Évangile.

L’esprit général des Mémoires se peut résumer en un magnifique hommage adressé par l’auteur à la grande, à l’honnête, à l’immortelle assemblée qui a vraiment posé les bases de la démocratie française, à l’Assemblée constituante. « C’est la plus illustre congrégation populaire, dit M. de Chateaubriand, qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions que par l’immensité de leurs résultats ; » et, après avoir établi que presque toutes les améliorations dont nous jouissons dans l’ordre civil, politique, judiciaire, financier, administratif, nous viennent de la Constituante, M. de Chateaubriand s’écrie : « Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire ! » C’est la même pensée qu’exprimait autrefois M. de Lamartine quand il parlait de ces idées généreuses écloses en 89, « que nous appelons, nous, disait-il, la révolution française, la révolution hormis ses crimes, ses tyrannies et ses conquêtes. » Sur ce point, M. de Chateaubriand n’a jamais varié ; il glorifiait les victoires de nos armées sous la Convention, mais il en faisait honneur à qui de droit, et il refusa toujours d’admettre une solidarité quelconque entre des soldats et des bourreaux. En cela, il se trouvait d’accord avec Saint—Just lui-même, quand ce tribun lunatique, ramené par le dépit au sentiment du vrai, disait à la Convention : « Je désire qu’on rende justice à tout le monde, et qu’on honore les victoires, mais non point de manière à honorer davantage le gouvernement que les armées, car il n’y a que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent[1]. »

M. de Chateaubriand se trouvait aussi d’accord avec Carnot, car c’est Carnot qui, célébrant, il y a cinquante ans, la chute d’un régime exécré,

  1. Discours de Saint-Just, séance du 9 thermidor.