physionomie animée, mobile, de cette société émancipée d’hier, confiante dans l’avenir, et où se mêlent en une sorte de cohue joyeuse tes anciennes et les nouvelles mœurs. Partout des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles ; dans les rues passent et repassent des députations populaires, des piquets de cavalerie et des patrouilles d’infanterie ; auprès d’un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, on voit marcher un homme cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. Au théâtre, les acteurs publient les nouvelles, le parterre entonne des couplets patriotiques ; des pièces de circonstance attirent la foule ; un abbé paraît sur la scène, le peuple lui crie : Calotin ! calotin ! l’abbé répond : Messieurs, vive la nation ! On court à l’Opéra buffa entendre Viganoni, après avoir vu pendre Favras. Le boulevard des Italiens, surnommé Coblentz, les allées des Tuileries, sont inondés de femmes pimpantes, au milieu desquelles brillent les trois jeunes nièces de Grétry, blanches et roses comme leurs parures. Une multitude de voitures sillonnent les carrefours où barbottent les sans-culottes, et l’on trouve la belle Mme de Buffon assise seule dans le phaéton du duc d’Orléans, stationné à la porte de quelque club. Au milieu des élégances de la société aristocratique subsistante, M. de Chateaubriand nous montre le cordonnier, en uniforme d’officier de la garde nationale, prenant à genoux la mesure de votre pied ; le moine qui, le vendredi, traînait sa robe noire ou blanche, portant le dimanche le chapeau rond et l’habit bourgeois ; le capucin rasé lisant le journal à la guinguette ; dans un cercle de femmes folles, assise gravement, quelque religieuse expulsée de son couvent, et la foule visitant ces couvens ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent à Grenade les salles abandonnées de l’Alhambra.
Les Mémoires nous conduisent ensuite aux séances de l’Assemblée constituante, et nous offrent une esquisse de ce grand atelier social où se détruisait et se reconstruisait un monde. M. de Chateaubriand s’attache particulièrement à une figure qui domine toutes les autres, à la figure de Mirabeau, avec lequel il a dîné deux fois, et il consacre au grand orateur, au grand homme d’état de la Constituante, un portrait en pied où resplendit ce coloris éclatant qu’il a le premier introduit dans la littérature française. C’est trois jours après la mort de Mirabeau, en avril 1791, que M. de Chateaubriand partit pour l’Amérique. Il était stimulé à ce voyage par l’illustre et courageux vieillard Malesherbes, dans l’intimité duquel les Mémoires nous introduisent, et qui disait au jeune rêveur, devenu son parent et son ami : « Si j’étais plus jeune, je partirais avec vous, je m’épargnerais le spectacle que m’offrent ici tant de crimes, de lâchetés et de folies ; mais, à mon âge, il faut mourir ou