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Nous venons de dire que les combadans s’injuriaient parfois comme les guerriers d’Homère. Ce n’est pas la seule nuance de couleur homérique dont s’embellisse le tableau de ces fusillades modernes. Qui ne se souvient d’avoir été ému dans l’Iliade par ces touchans retours que fait le poète au foyer paternel de chaque guerrier qui tombe ? Écoutons maintenant l’auteur des Mémoires : « Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le chevalier de La Baronnais, capitaine d’une des compagnies bretonnes ; je lui portai malheur : la balle qui lui ôta la vie fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d’une telle raideur, qu’elle lui perça les deux tempes ; sa cervelle me sauta au visage : inutile et noble victime d’une cause perdue ! Quand le maréchal d’Aubeterre tint les états de Bretagne, il passa chez M. de La Baronnais, le père, pauvre gentilhomme demeurant à Dinan, près Saint-Malo ; le maréchal, qui l’avait supplié de n’inviter personne, aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts et gronda amicalement son hôte : « Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je n’ai à dîner que mes enfans. » M. de La Baronnais avait vingt-deux garçons et une fille, tous de la même mère. La révolution a fauché, avant la maturité, cette riche moisson du père de famille. »

On lève le siège de Thionville, l’armée prussienne bat en retraite ; la troupe française, licenciée, se disperse, et chacun se tire d’affaire comme il peut au milieu des chemins défoncés par la pluie. Notre héros, accablé sous le poids de trois maladies, une blessure à la jambe, une affreuse dyssenterie que l’on nomme le mal prussien, et une petite vérole continente qui rentre et sort alternativement, commence, la poche vide, un bâton à la main, son odyssée à travers la forêt des Ardennes. On s’attend à des lamentations, et il n’y a rien au monde de plus gai que cette partie des Mémoires. M. de Chateaubriand dit dans sa préface : « Il m’est arrivé que dans mes instans de prospérité j’ai eu à parler de mes temps de misère, dans mes jours de tribulations à retracer mes jours de bonheur. » C’est là une des causes qui contribuent à donner à ce livre indéfinissable quelque chose de ces figures de jeune fille, figures mobiles et charmantes que se disputent incessamment le sourire et les larmes. Accommodé comme nous venons de le dire, le jeune émigré s’égare dans la forêt des Ardennes. Il passe la nuit au pied d’un arbre, et, quand l’aurore se lève, il se lève à son tour pour faire sa cour à l’aurore. « Elle était bien belle, dit-il, et j’étais bien laid. » Il rencontre des bohémiens qui lui permettent de se chauffer à leur feu de brandes ; il peint les bohémiens et continue sa route ; un bouvreuil siffle, il siffle comme le bouvreuil, et va chantonnant la vieille romance de Cazotte :

Tout au beau milieu des Ardennes
Est un château sur le haut d’un rocher.