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et sur le cœur, et, quand une fois il s’était emparé de vous, son imagination était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession que l’on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme, et personne n’était plus troublé que lui ; il se surveillait pour arrêter ces émotions de l’ame qu’il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu’il avait prises pour se bien porter, car il ne se pouvait empêcher d’être ému de leur tristesse ou de leur joie : c’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui pendant ce silence et ce repos qu’il s’ordonnait ! Il changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahôter au grand trot sur les chemins les plus rudes ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant de la sorte une bibliothèque à son usage, composée d’ouvrages évidés renfermés dans des couvertures trop larges. Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à cœur de La Fontaine, il s’était fait l’idée d’une perfection qui l’empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit : « Je suis comme une harpe éolienne qui rend quelque beau son et qui n’exécute aucun air. » Mme Victorine de Châtenay prétendait qu’il avait l’air d’une ame qui avait rencontré par hasard un corps et qui s’en tirait comme elle pouvait ; définition charmante et vraie. »

Voltaire ne retrouverait-il pas là quelque chose de cette langue qu’il parlait si bien et qu’on ne parle plus ? N’est-ce pas lui, Voltaire, qui a dit : « La perfection consisterait à savoir assortir toujours son style à la matière qu’on traite ; mais qui peut être le maître de son habitude et ployer son génie à son gré ? » Or, c’est précisément là le problème que semble s’être proposé l’illustre auteur des Mémoires : ployer à son gré un génie multiple qui n’est étranger à aucun ordre de sentimens ou d’idées, trouver sans effort pour chaque ton la note juste, pour chaque nuance de couleur la touche voulue, pour chaque variété de pensées le style approprié. Si M. de Chateaubriand n’a pas résolu ce problème insoluble de la perfection, s’il est probable que, dans cette immense symphonie, il se trouvera quelques parties faibles, quelques exagérations, quelques crudités, quelques dissonances, on peut affirmer hardiment qu’il a assez approché du but pour que son œuvre de prédilection reste comme un des monumens les plus étonnans de notre langue, et comme un sujet inépuisable d’admiration et d’étude pour les hommes d’imagination et de goût.