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qu’ils enrôlent : enivrés le premier jour, dix écus et des coups de bâton le reste de leur vie. On me presse de travailler par la même raison que, quand on se met à sa fenêtre, on souhaite de voir passer des singes, des baladins ou des conducteurs d’ours. Non, je n’écrirai pas, parce que je resterais à moitié chemin de la gloire de Jeannot, parce que j’ai peur de mourir sans avoir vécu, parce qu’enfin plus mon affiche littéraire s’efface, et plus je suis heureux. » Toutes ces raisons étaient excellentes à donner, mais elles n’étaient que les déguisement malins de la vérité. La vérité, c’est qu’il n’écrivait pas parce qu’il n’avait rien dans le cœur, — rien dans le ventre, comme disent les artistes, — C’était un penseur de la famille de La Rochefoucauld ; il se reposait six jours de la semaine et prenait sa plume le dimanche, le seul jour où il ne courût pas le monde. Il a dit quelque part que les gens oisifs qui recueillent des maximes ressemblent à ceux qui mangent des huîtres ou des cerises, choisissant d’abord les meilleures et finissant par tout manger. Il a eu le tort de ne pas laisser quelques huîtres et quelques cerises à son repas platonique. Je vais reproduire, en cherchant beaucoup, vingt pensées de Chamfort.


I. — L’homme me paraît plus corrompu par sa raison que par ses passions. Ses passions ont conservé dans l’ordre social le peu de nature qu’on y retrouve encore.

II. — La société n’est pas, comme on le croit, le développement de la nature, mais bien sa décomposition. Ou plutôt c’est un second édifice bâti avec les décombres du premier. On y retrouve des débris avec un plaisir mêlé de surprise, comme on retrouve un sentiment naturel dans la civilisation. 11 arrive même que ce sentiment plaît davantage, si la personne à laquelle il échappe est d’un rang plus élevé, c’est-à-dire plus loin de la nature. C’est un débris d’ancienne architecture dorique ou corinthienne dans un édifice grossier des temps modernes.

III. — La plupart des nobles rappellent leurs ancêtres à peu près comme un cicérone d’Italie rappelle Cicéron.

IV. — Je lègue ma paresse au méchant et mon silence au sot.

V. — N’as-tu pas de honte de vouloir parler mieux que tu ne peux ? disait Sénèque à l’un de ses fils qui ne pouvait trouver l’exorde d’une harangue qu’il avait commencée. On pourrait dire aussi à ceux qui adoptent des principes plus forts que leur caractère : N’as-tu pas de honte de vouloir être philosophe plus que tu ne peux ?

VI. — Il y a des sottises bien habillées comme il y a des sots très bien vêtus.

VII. — Le moment où l’on perd les illusions laisse souvent des regrets ; mais quelquefois on suit le prestige qui nous a trompés. C’est Armide qui brûle et détruit le palais où elle fut enchantée.

VIII. — Les médecins et le commun des hommes ne voient pas plus