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S’il est d’autres lauriers ou bien d’autres pavots
Que ceux qu’un jardinier arrose.
Et qui ne connaissez de plumes qu’aux oiseaux ;
Vous qui m’offrez souvent l’aide de vos ciseaux
Dans les difficultés que l’étude m’oppose,
Ou quelques bouts de fil pour coudre mes propos,
Ah ! conservez-moi bien tous ces jolis zéros
Dont votre tête se compose.
Si jamais quelqu’un vous instruit,
Tout mon bonheur sera détruit.
Sans que vous y gagniez grand-chose.
Ayez toujours pour moi du goût comme un bon fruit,
Et de l’esprit comme une ruse.

Ce petit chef-d’œuvre n’a point de pareil dans Chamfort. Toute sa vie éclate en saillies. Dès qu’il prend la plume, ce n’est plus Chamfort ; c’est un écrivain quelconque écrivant avec le même sourire de doute une comédie et une tragédie. Aussi ses quatre volumes ne sont feuilletés que par ceux qui ont de l’esprit dans les petits journaux. Depuis Molière, on prend beaucoup son bien où on le trouve. En voyant ces quatre volumes, on est tenté de dire que c’est trop de quatre volumes pour l’œuvre de Chamfort. Pourquoi ne s’est-il pas toujours dit : « On écrit pour la célébrité ; or, la célébrité c’est l’avantage d’être connu de ceux qui ne vous connaissent pas. »

La poésie écrite, le fût-elle par la plume d’or d’Homère, n’est jamais qu’un sépulcre où s’agitent des fantômes. Les vrais poètes vivent pour eux-mêmes et non pour les autres. Ils se contentent du livre que la destinée écrit dans leur cœur en lettres de flamme.

Chamfort est mort mécontent de tout ; il n’avait gagné que des rhumes et des indigestions en courant le beau monde. « Vous vous êtes bien trouvé d’avoir vécu avec les ministres ? — Point du tout ; ce sont des joueurs qui m’ont presque toujours montré leurs cartes, qui ont même en ma présence regardé dans le talon, mais qui n’ont point partagé avec moi les profits du gain. » En haine des sots blasonnés, il s’était jeté en pleine révolution ; en haine de la révolution, il avait creusé lui—même sa fosse, comme si le dernier cri de l’humanité fût celui-ci : Frère, il faut mourir. Il avait étudié l’humanité à tous les degrés de l’échelle. Il en était arrivé à cet aphorisme, que l’honnête homme est une variété de l’espèce humaine, ainsi que l’homme d’esprit. « Pourquoi, lui demandait-on, n’êtes-vous arrivé à rien, au milieu de tant de sots ? — Parce que je n’ai jamais cru le monde aussi bête qu’il l’est. » Chamfort calomniait le monde, car il y a réussi plus qu’il ne le devait faire. 11 savait merveilleusement éveiller la curiosité publique par des coquetteries de comédienne qui veut jouer son monde. « Pourquoi n’écrivez-vous pas, Chamfort ? — Parce que le public en use avec les gens de lettres comme les racoleurs du pont Saint-Michel avec ceux